Journal

L’art de la patience - Une interview de Nina Stemme, soprano


Celle que l'on attendait de pied ferme à Paris est enfin là. Si la grande soprano suédoise Nina Stemme est aujourd'hui une wagnérienne émérite, acclamée sur les plus grandes scènes dans le rôle d'Isolde ou de Brünnhilde, elle n'a pas été sacrée star du jour au lendemain. Au contraire, l'artiste a pris son temps, construit patiemment sa technique, interprété de nombreuses partitions italiennes, avant d'aborder des rôles plus dramatiques auxquels son instrument ainsi préparé a pu répondre. L'Opéra National de Paris l'accueille pour la première fois sur la scène de la Bastille du 6 au 29 octobre dans Tannhäuser, avant qu’elle ne retrouve la capitale à deux reprises au cours de la saison. A quelques jours d'une première attendue, Nina Stemme souriante et détendue, abordable et spontanée, a bien voulu répondre à nos questions. Retrouvons-la sans plus tarder.


Avant toute chose, chère Madame Stemme, je voudrais vous souhaiter la bienvenue à Paris. Alors que vous êtes depuis plusieurs années l'invitée régulière du Covent Garden, de Munich, de Vienne, de San Francisco, de Glyndebourne, Genève, Zürich ou Milan, Paris ne vous avait jusqu’à aujourd'hui entendue qu'en récital à Pleyel en 2007. Mais enfin cette saison vous serez présente à trois reprises à la Bastille, à Pleyel, puis au TCE. Est-il important dans une carrière comme la vôtre de débuter dans cette ville et si oui pourquoi ?


Nina STEMME : Mais oui, c'est très important ! J'attends ce moment depuis longtemps. Comme vous le savez peut être, j'ai remporté le Concours Operalia, organisé par Placido Domingo, en 1993, et la finale avait lieu au Palais Garnier. J'étais particulièrement heureuse de chanter sur cette scène prestigieuse et j'avais en tête de nombreux rêves qui ne se sont pourtant pas concrétisés. J'ai donc dû patienter jusqu'à aujourd'hui.


Le fait d'avoir chanté en mai 2006 dans une Aida réglée par Nicolas Joel à Zürich, n'est sans doute pas étranger au fait que quelques années plus tard ce dernier vous invite à venir chanter dans l'Opéra qu'il dirige. Quels souvenirs gardez-vous de Nicolas Joel metteur en scène ? Est-il différent lorsqu’il assume l'une ou l'autre activité ?


N.S. : Il s'agit en effet de deux métiers totalement différents. (Rires.) L’Opéra de Zürich est très spécial, nous disposons de très peu de temps pour répéter, mais Nicolas Joel savait très exactement ce qu'il voulait : il a toujours été très facile et le travail s'est déroulé de manière très agréable. Je pense qu'il avait déjà en tête des projets avec moi pour plus tard, mais lorsqu'il est arrivé à la tête de l'Opéra de Paris nos agendas étaient incompatibles pour plusieurs saisons. Il a donc fallu attendre.


Vous avez accepté de débuter sur la scène de la Bastille dans Tannhäuser, opéra que vous avez souvent interprété, notamment à Genève, dans un spectacle conçu par Olivier Py qui a fait couler beaucoup d'encre. La vision de Robert Carsen qui montre la difficulté de la condition d’artiste, et du peintre en l'occurrence qui essaie de faire admettre son travail, est-elle proche de votre sensibilité et plus généralement comment voyez-vous le personnage d'Elisabeth ?


N.S. : Vous croyez vraiment que Tannhäuser parvient à être compris et à s'imposer ? Je n'en suis pas si sûre, il essaie d'être accepté par les autres, mais sans succès véritable. Ce qui est formidable avec le personnage d'Elisabeth, certes prude et pure, c'est la force de son caractère et de l'influence qu'elle peut exercer sur celui qu'elle aime. Elle est très pragmatique, directe et saisit toujours très vite la situation. Ces traits persistent d'ailleurs et il est passionnant de les faire saillir d'une production à l'autre, car j'ai essayé de les mettre en avant aussi bien dans le spectacle d’Olivier Py que j'ai beaucoup aimé, qu'ailleurs. Les références à Dieu et à l'Art persistent dans toutes les lectures de l’œuvre. J'aime d'ailleurs que l'on parle dans cet opéra de la condition de l'artiste, il me paraît essentiel de faire confiance à ceux qui créent, car ils sont souvent en avance sur les autres. Nos sociétés ont plus que jamais besoin des artistes, c'est fondamental aujourd'hui car ils nous permettent de nous développer. L'Art doit pouvoir être accessible à tous, c'est pourquoi je suis favorable au fait de payer des impôts qui permettent de faire fonctionner des écoles ou des institutions. Je suis toujours surprise qu'en Amérique les maisons d'opéra continuent d'exister grâce à des sponsors qui forcément se réduisent d'année en année. Chez moi en Suède, le système perdure malgré un certain fléchissement, mais grâce aux taxes j'ai pu apprendre trois instruments avant de passer à l'étude du chant : je reste très attachée à ces principes.


Selon vous quels sont les éléments indispensables pour qu'une production lyrique soit réussie, voire inoubliable ?


N.S : Vous devriez peut être poser cette question aux metteurs en scène, plutôt qu'à moi ! Les Allemands avec le concept esthétique de spectacle total, qu'ils nomment Gesamkunstwerk, ont essayé de réunir tout ce qui est indispensable pour qu'une œuvre d'art soit réussie ; mais il en est ainsi sur la plupart des plateaux du monde entier. L’œuvre d'art totale, à l'opéra notamment, est ce vers quoi tend le metteur en scène avec le soutien de son équipe, car un spectacle ne peut être réussi sans l'adhésion complète de chacun des intervenants. J'essaie pour ma part d'être extrêmement présente par mon corps, ma pensée et ma voix, pour répondre aux attentes de celui qui me dirige, et d'être en phase avec mes collègues, car je ne peux pas donner si je n'ai rien en retour. L'opéra est un échange permanent avec l'autre. Nous devons écouter, anticiper, accompagner, respirer, soutenir parfois celui ou celle qui se trouve avec nous sur le plateau. Je ne connais plus beau travail d'équipe.


Lorsque l'on regarde de près votre carrière, on remarque combien vous avez pris le temps pour arriver à la place que vous occupez aujourd'hui. Comment y êtes-vous parvenue alors que tout autour de vous n'est que précipitation ?


N.S. : J'ai très tôt appris à utiliser le mot qui fait peur ou qui fâche : non. J'avais conscience qu'une voix comme la mienne ne pouvait être lancée sur le marché du jour au lendemain, sans être construite. Si j'avais une chance de tenir, il fallait passer par cette période de travail intense et régulière qui m'a pris dix ans et sans laquelle j'aurais échoué. J'étais courageuse, car après avoir débuté en Cherubino à Cortona en 1989, un rôle que l'on peut qualifier d’entre-deux, j'ai tout de même accepté de chanter Pamina lorsque j'étais en troupe à l'Opéra de Cologne à la fin des années quatre-vingt dix ! J'ai donc progressé lentement, en bâtissant jour après jour une technique, car rien ne me permettait au départ d'envisager une carrière de soprano dramatique. Ma voix était bien différente de celle que vous connaissez à présent.


Votre rencontre avec Wagner s'est produite naturellement, par l'étude des Wagner « blonds » comme Elisabeth, Elsa, Senta, avant que n'arrive à Anvers en 2000, la proposition de chanter votre première Isolde au Festival de Glyndebourne trois ans plus tard. Quel a été votre plan de bataille pour affronter cette partition ?


N.S. : Je n'ai jamais compris pourquoi on employait ce terme Wagner blonds, je préfère dire les rôles en « E », Senta étant une exception, mais le « e » n'est pas loin. (Rires.) Oui c'est exact, j'ai commencé par interpréter ces héroïnes moins dramatiques vocalement, mais qui sont indispensables pour faire ses premières armes dans ce répertoire, qui demande de savoir soutenir de longues phrases, donc la maîtrise du legato, mais également la capacité de faire jouer la lumière et de montrer une certaine endurance. Lorsque j'ai accepté cette proposition j'ai immédiatement fait appel à un coach. Dans un premier temps j'ai pensé que la direction du festival était folle, puis je me suis dit, très bien, nous avons trois ans devant nous, cela nous laisse du temps. J'ai eu la chance de rencontrer par la suite le meilleur répétiteur de Munich, Richard Trimborn qui avait longtemps côtoyé Carlos Kleiber et Wolfgang Sawallisch, avec lequel j'ai cherché à comprendre les arcanes de cette partition magnifique et épuisante. Il est venu à plusieurs reprises en Suède me faire travailler et je l'ai retrouvé à l'Opéra de Munich aux frais du festival, ce qui n'est pas fréquent, pour parfaire ma préparation.


Vous avez dit à plusieurs reprises que le fait d'être « adaptable », de passer de l'allemand à l'italien, forçait à réfléchir et à être différent. Pensez-vous aujourd’hui que cela soit une de vos forces ?


N.S. : Mais cela me semble tout à fait naturel et sain pour la voix, non ? J'ai pour principe que lorsque l'on sait chanter un type de répertoire, on doit être capable de tout chanter. Le travail sur la langue nous permet de trouver des pistes, des solutions pour mieux nous glisser dans la musique et comprendre son style et l'esthétique dans laquelle elle s'inscrit.


Aimez-vous écouter vos aînées et si oui quelles ont été les Isolde qui vous ont le plus marquée et aidée à comprendre le personnage ?


N.S : J'ai bien sur écouté Kirsten Flagstad, mais lorsque ma voix était bien différente qu'elle ne l'est aujourd'hui ; Frida Leider que j'aime énormément, même si les extraits qui existent sont de mauvaise qualité sonore ; Margaret Price mais je dois l'avouer, surtout pour l'orchestre dirigé par Carlos Kleiber ; Catarina Ligendza et bien plus tard Birgit Nilsson. Sans doute parce que l'on m'a beaucoup comparée à elle, mais il faut admettre qu'elle a été très fine car elle m'a entendue chanter Senta, qui à l'époque était pour moi un rôle limite, et elle m'a dit très calmement : « Vous pourrez aller bien plus loin, croyez-moi. »


Un mot sur le Tristan et Isolde que vous avez enregistré pour EMI (1) aux côtés de Placido Domingo etsous la baguette d’Antonio Pappano : dans quel état d'esprit ce sont déroulées ces sessions et quels souvenirs en gardez-vous ?


N.S : Nous avons eu peu de temps pour la réaliser, mais par chance l’enregistrement s'est fait chronologiquement à l’exception du 3ème acte, ce qui est compréhensible, Tristan étant seul une grande partie. L'atmosphère qui régnait en studio était très professionnelle et très amicale. Je ne pouvais pas refuser une telle proposition, d'autant que le travail avec un chef comme Pappano vous comble de bonheur ; il est un des rares qui prennent avec tant d'ardeur une partition et s'investissent avec autant d'enthousiasme sur un projet.


Vous avez planifié Turandot et La fanciulla del west, deux rôles pucciniens particulièrement difficiles : quels sont les critères qui vous décident à programmer deux ou trois ans à l'avance une prise de rôle ?


N.S. : L'intuition tient une grande place, l'histoire, le drame, le défi vocal, pouvant également intervenir dans mes choix. Je peux aussi demander à regarder la partition, me décider très vite et regretter aussitôt, mais maintenant que je connais très précisément les ressources et les contours de ma voix, je sais ce que je peux faire et ne pas faire. A mes débuts j'ai beaucoup appris, j'ai enchaîné quantité de rôles avec une habitude née du travail en troupe. Maintenant je suis heureuse de pouvoir prendre le temps, d'inscrire les choses sur la durée pour éviter toute précipitation.


Vous qui chantez en allemand, en russe, en hongrois, en italien, en anglais, en français et en suédois, quelle est selon vous la langue qui met le mieux en valeur la spécificité de votre voix ?


N.S. : Chacune a ses particularités ; j'ai beaucoup chanté en italien, langue très riche et naturellement belle, mais l'allemand m'a toujours accompagnée et je pense que l'emphase qu'il demande, la recherche qu'il nécessite même sur une simple syllabe, va très bien avec mon style de voix. C'est aussi là que je me sens le plus libre et donc le plus à l'aise.


Après Tannhäuser à l'Opéra de Paris, vous chanterez les Wesendonck-Lieder et le Liebestod à Pleyel avec Marek Janowski puis Wagner encore au TCE pour une version concertante de Die Walküre sous la conduite de Kent Nagano. Selon vous, pour quelles raisons la musique de Wagner est-elle si fascinante ?


N.S. : Sans doute parce qu'elle combine comme nulle autre l'émotion et le texte : la profondeur de cette musique vient des liens qu'elle tisse et fait naître à partir du drame qui se déroule et que l'auditeur peut prendre le temps de ressentir pleinement. Ces longues déclamations, ces monologues, ces duos sont uniques car ils s'inscrivent dans le temps et la chair du public, pour révéler finalement tout leurs sens cachés. Wagner est un compositeur à part, qui n'en finit pas de m'émerveiller.


Propos recueillis et traduits de l’anglais par François Lesueur, le 27 septembre 2011


(1) Pour découvrir ou retrouver la longue et prenante voix de Nina Stemme, précipitez-vous sur le magnifique Tristan und Isolde où elle donne la réplique à un intense Domingo sous la baguette inspirée d'Antonio Pappano (Emi, 2005) ; laissez-vous submerger par la beauté de la toute dernière version de Fidelio de Beethoven conduite par un Abbado en état de grâce, dans laquelle Stemme et Jonas Kaufmann rivalisent de talent et d'imagination (Decca, 2010).


La soprano a également confié au disque une admirable lecture des Quatre derniers Lieder de Strauss, complétée par une incendiaire scène finale de Salomé et par un finale de Capriccio aussi séduisant que distingué.


Enfin, à la scène, Jenufa de Janacek enregistré à Barcelone : un must daté de 2005 (DVD Liceu Barcelona).

Wagner : Tannhäuser

Paris - Opéra Bastille

Les 6, 9, 12, 17, 20, 23, 26, 29 octobre 2011

www.operadeparis.fr

> Programme détaillé et réservations de l'Opéra Bastille

> Vous souhaitez répondre à l’auteur de cet article ?

> Lire les autres articles de François Lesueur

Photo : Tanja Niemann

Partager par emailImprimer

Derniers articles