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Lahav Shani dirige Mozart et Mahler à l’Orchestre de Paris – Le choc des extrêmes – Compte-rendu

 
Surprenant contraste que celui d’une première partie illuminée par la vitalité fraîche de Mozart avec son Concerto pour clarinette, KV 622, et d’une seconde enfouie sous la pesanteur écrasante de la Symphonie n°6 de Mahler, dite à juste titre « Tragique ». Lorsque Lahav Shani a entamé l’œuvre de Mozart avec une énergie qui enflammait cette partition rieuse ou nostalgique mais toujours d’une (apparente) simplicité enchanteresse, on a d’emblée pris la mesure de la force de frappe du jeune chef israélien, successeur de Zubin Mehta, chargé de multiples postes de direction, et notamment à l’Orchestre Philharmonique de Munich à partir de 2026. Là, ce n’était plus le brillant pianiste que l’on connaît, mais un commandant sur son navire, prêt à fendre les plus furieuses vagues. Une gestique sobre et très dessinée, une allure large et fière, le personnage séduit le public autant que l’Orchestre de Paris, galvanisé, d’autant que l’énergie de son directeur habituel Klaus Mäkelä l’a bien préparé à affronter de tels enjeux.
 

Martin Fröst & Lahav Shani © Stéphanie Lacombe
 
Un Mozart conquérant, d’entrée de jeu, mais vite allégé, tout en ciselures et en élans malicieux avec le prodigieux clarinettiste suédois Martin Fröst, aux allures de rocker et aux doigts de fée. Une virtuosité qui lui permet les plus impalpables pianissimi, avec cet instrument à double résonance, à la fois acidulée et gracieuse, contrairement à son camarade, le beau hautbois, définitivement mélancolique. Fröst joue, se joue des difficultés, danse comme un follet en lançant ses feux d’artifice, et sème la joie. Et plus encore lorsqu’après une fine improvisation sur le thème de la Symphonie n° 6 de Mahler qui va suivre, il se lance dans une Klezmer dance composée par son frère Göran Fröst, assez doué lui aussi ! Le chef et l’orchestre l’y ont accompagné avec une frénésie qui a enflammé le public.
 

© Stéphanie Lacombe
 
Ensuite, on est passé aux choses sérieuses, si tant est que le lourd le soit plus que le léger… avec la Symphonie en la mineur de Mahler. Bizarrement, on le sait, cette énorme succession de bruits de bottes, de coups du destin assénés jusqu’à l’obsession, ces emportements sonores tonitruants correspondent à une période où Mahler, pour autant que cela lui soit arrivé, était relativement heureux. Comme quoi la nécessité intime de la création et les faits de la vie ne coïncident pas vraiment chez les artistes aussi habités, et chez lui jusqu’à la névrose. Shani était ici au meilleur de lui-même, car, on l’a souvent remarqué, cette symphonie est une œuvre de chef d’orchestre, conçue, même si ce n’est évidemment pas son but unique, pour lui permettre de faire résonner au mieux toutes les possibilités instrumentales de sa phalange, débordantes chez Mahler. Avec cette écriture tout en changements brusques, en détonations après quelques instants de calme, en variations hétéroclites et brisures, elle est véritablement boulimique de couleurs et de pulsions contradictoires qui magnifient le potentiel de l’orchestre.
 

© Stéphanie Lacombe
 
Pas de logique véritablement perceptible dans cette apocalypse, dont le chef a fait ressortir tous les effets avec une précision qui la rend encore plus foudroyante. Et de formidables moments de lyrisme, de douceur, pour la fin, magnifique, du deuxième mouvement ou pour les va-et-vient du troisième. L’enjeu est rude, pour l’attention, pour l’oreille et pour les musiciens, qui ont superbement répondu à chaque inflexion de cette œuvre dérangeante, voire dérangée, et qui se termine brutalement, en point d’interrogation. Mais avec Mahler, toutes les questions sont permises, d’autant que pour son esprit bouillonnant et désarçonnant, elles devaient avoir mille réponses.
 
Inutile d’emporter sa boussole pour décrypter un  tel cheminement, elle serait affolée. Certes, la Première Guerre mondiale n’était pas encore à l’horizon, certes Mahler adorait Vienne, et son tumulte intérieur n’était pas lié à la conjoncture,  mais en voyant, avant même l’arrivée des musiciens sur le plateau, les huit contrebasses disposées en état d’attaque, comme prêtes à lancer leurs roquettes, on se dit que s’il avait fallu créer une musique pour évoquer les ripostes d’Israël vers Gaza, et cette nouvelle tragédie contemporaine, l’œuvre conviendrait parfaitement – comme en son temps la Symphonie n° 7  de Chostakovitch en écho au drame de Léningrad. Elle marque en tout cas, et Shani l’a admirablement démontré, la fin d’un monde encore chercheur d’harmonie, musicale ou autre. Angoissante démesure.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Paris, Philharmonie, 17 janvier 2024.
 
Photo © Stéphanie Lacombe

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