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La Ménagerie de verre par John Neumeier à l'Opéra de Hambourg – Sublimé de non-vivre – Compte-rendu

John Neumeier est américain, et même si presque tout son travail est liée au Ballet de Hambourg, pour lequel il a écrit ses plus grands chefs-d’œuvre, il s’en souvient plus souvent qu’on ne croit : nombreuses créations sur les musiques de Bernstein, délicat Wondering sur les lyrics de Stephen Foster, et pour Tennessee Williams, Un tramway nommé désir. Un monde qu’il n’a pas oublié et qui le nourrit autant que son univers désormais germanique : mélange subtil, aigu qui a pris de multiples directions.
 
On avait revu il y a peu à Hambourg le fruité, spirituel et poétique Songe d’une Nuit d’été (1), souvenir d’un temps de jeunesse, Voici cette fois que le chorégraphe sort son outil le plus redoutable, son scalpel, qui lui permet d’explorer la gamme des passions humaines et surtout de leurs échecs, comme il le fit dans la Dame aux Camélias mais aussi dans tant d’autres pièces aussi théâtrales que chorégraphiques, de Sylvia, merveille à la française à Liliom ou Duse, ces dernières années. Octogénaire, veillant à tout, puisque costumes et décors ont été également imaginés par lui, il garde son regard de terrible analyste, tout en continuant d’inventer d’inoubliables figures gestuelles, des ensembles où la correspondance des lignes fait accéder aux tourments de l’âme humaine. Sans jamais aucune performance gratuite. Et avec Tennessee Williams, qui berça sa jeunesse, il a bien évidemment de quoi explorer, renifler la souffrance la plus animale, même si le terme ne lui convient pas, car tout en témoignant d’une finesse psychologique digne des plus grands metteurs en scène, Neumeier demeure avant tout un intellectuel.
 
© Kiran West
 
Pas d’élans romantiques, pas de musique porteuse pour cette Ménagerie de verre, oppressant huis clos, mais le soutien dur, grinçant ou provocant, voire obsessionnel, de musiques américaines qu’il n’a pas choisies parmi les plus enchanteresses, de Charles Ives à Ned Rorem et Philip Glass et que Simon Hewett dirige avec une précision presque inquiétante à la tête du Philharmonisches Staatsorchester Hamburg. La pièce, majeure puisqu’elle marqua les grands débuts de l’auteur à Chicago en 1944, et continue d’être donnée partout, est ici cadrée dans quelques pans colorés de bleu, sèchement, durement. Un lit, une table, et surtout la petite console sur laquelle est posée la fameuse Ménagerie de mini-personnages de verre, dignes d’un marché de Noël.
 
Trois personnages se débattent dans cet enfermement : celle qui veut revivre, la mère, Amanda, celui qui veut vivre, le fils, Tom, et celle qui a peur de vivre , la fille, Laura Rose, boiteuse. Les tableaux s’enchaînent dans une sorte d’état second, suspendu, que ponctuent seulement les irruptions de girls endiablées et lamées, qui campent l’époque, les danses rythmées des prétendants rêvés et le tableau violent d’un bar où le jeune Tom ressent ses premiers émois, allumés par des garçons éméchés. Jusqu’à l’irruption dans leurs vies d’un sportif, Jim, qui arrache un moment la jeune fille infirme à son univers mirifique de cristal, tandis que la mère, dévorée par ses souvenirs amoureux, rumine sa solitude de femelle frustrée en tentant de séduire le garçon, alors qu’elle tente aussi de marier sa fille.
 
Méandres d’un univers non abouti, que Neumeier fouille avec une finesse, un sens de l’espace scénique qu’habite le temps psychique, une cruauté et une tendresse mêlée pour ses personnages bloqués, désespérés. Il trouve pour cela des figures d’enlacement inouïes, des portés dont chacun brûle par sa nécessité. On se souviendra notamment d’un dîner où tous se balancent en se tenant par la main autour de la table, comme en une ronde implacable : « table familiale centre de l’affection, des conflits, des désirs et des rêves », écrit  Neumeier, en évoquant ce rappel vivace de l’enfance de Tennessee Williams. Malgré quelques éléments toniques qu’introduit le jazz, une tristesse noire plombe l’histoire et les sursauts des personnages, lesquels sont incarnés par des danseurs totalement pénétrés de cette tension dramatique : de l’admirable Alina Cojocaru en Laura Rose, la fille, se lançant dans de splendides volutes lorsque son partenaire lui permet de lancer son pied de boiteuse, qu’elle peut enfin oublier, à la tragique, sauvage Patricia Friza, en mère aussi castratrice que passionnée, déployant de superbes arabesques, larges comme ses désirs.
 
On découvre dans le rôle de Tom, un nouveau venu, le Canadien Félix Paquet, qui montre une intensité et une perfection gestuelle que l’on n’oubliera guère, tandis que le blond Edvin Revazov, bruni pour la circonstance, incarne le personnage de Tennessee avec la hauteur attristée de celui qui raconte le drame. Le prétendant éphémère est incarné par Christopher Evans, un danseur dont John Neumeier apprécie beaucoup, semble-t-il, la robustesse, la virilité et la technique impeccable. Avec sa silhouette bien campée et son profil un peu mafieux, il est ici parfait. Et parmi les autres interprètes, tous magnifiques, on relève particulièrement le talent de Yun-Su Park, en professeur irréductible.
 
Pas de pathos dans ce drame intime, une lecture acérée autant que distanciée des personnages : tout s’enchaîne comme dans des souvenirs, dans une sorte de mauvais rêve, du lever de rideau sur les héros-enfants et que l’on va ensuite retrouver adultes, jusqu’à la scène finale où Laura Rose donne un de ses chers petits personnages à son prince d’un jour, qui la quitte pour une fille en rose. Les portes du tombeau se referment. Pièce dansée plus que ballet, déchirée plus que déchirante, La Ménagerie de verre de Neumeier ne manque que d’une seule chose, cette moiteur que l’on ressent dans l’œuvre de Tennessee Williams, même si l’œuvre est beaucoup plus subtile qu’Un tramway nommé désir, abruptement charnel. Admirable par la perfection de son déroulement, elle porte cependant la marque de quelqu’un qui semble se désintéresser des couleurs intérieures, en un chemin d’épure suprême.
 
Jacqueline Thuilleux

 

(1) www.concertclassic.com/article/le-songe-dune-nuit-dete-de-john-neumeier-par-le-ballet-de-hambourg-ne-pas-se-reveiller
 
La Ménagerie de verre (chor. J. Neumeier) - Opéra de Hambourg, 3 décembre ; prochaines représentations les 7, 12 & 13 décembre 2019 // www.staatsoper-hamburg.de
 
Photo © Kiran West
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