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La Dame de pique selon Timofeï Kouliabine à l’Opéra de Lyon (Festival Rebattre les cartes) – Trouble de Stress Post-Traumatique – Compte-rendu

 

En découvrant la page supplémentaire glissée dans le programme de l’Opéra de Lyon, le spectateur s’inquiète un peu : cette note ajoutée à la note d’intention est-elle indispensable pour suivre cette nouvelle production ? En partie seulement, au moins pour comprendre ce que devient ici la Comtesse, non plus « Vénus moscovite » sur le retour, mais guérisseuse charismatique, en référence à une certaine Juna Davitashvili dont Boris Eltsine salua le travail visant à soulager les troubles psychologiques dont souffraient les anciens combattants.
 

© Jean-Louis Fernandez 

Non sans ironie, cette Comtesse-ci s’avère impuissante à soigner le plus malade de tous les soldats, Hermann, qui semble dès sa première apparition être en proie aux pires formes de TSPT. Même s’il n’évolue pas dans un asile psychiatrique comme dans la mise en scène de Lev Dodine présentée à l’Opéra de Paris en 1991, Hermann est bien plus atteint de démence qu’il n’est épris de Lisa. L’intervention du metteur en scène Timofeï Kouliabine consiste avant tout à transposer l’action dans une Russie actuelle où tout part à vau-l’eau malgré les démonstrations patriotiques comme celle qui occupe le premier tableau.
Au lieu d’enfants jouant dans un parc pétersbourgeois, c’est un spectacle glorifiant le sacrifice des soldats qui occupe les deux tiers du plateau (au risque de reléguer à la portion congrue le dialogue entre Hermann, Tomski et leurs amis) : veuves de guerre, « pionniers » embrigadés et militarisés, ballerines maniant la kalachnikov, bonheur obligé dans une Russie éternelle de carte postale… Quelques menues libertés prises ici et là n’empêchent pas le bon déroulement de l’action – peu importe finalement que la Comtesse se suicide en prenant un peu trop de pilules ou qu’elle « meure de peur » en voyant Hermann – et plusieurs tableaux se révèlent d’une efficacité redoutable, comme au troisième acte où une gare peuplée de voyageurs désorientés remplacent le quai de la Neva.
 

© Jean-Louis Fernandez
 
On admire surtout une direction d’acteur extrêmement fouillée, qui bénéficie à chaque personnage  – la crise de colère de Lisa lorsqu’elle comprend qu’Hermann est un criminel et un fou, par exemple, ou la déclaration d’amour que le prince Eletski adresse en réalité non à la jeune fille que les convenances lui imposent d’épouser, mais à un jeune homme.
 
Dmitry Golovnin compose ainsi un Hermann sidérant, avec ses gestes et regards inquiétants, par lesquels il rejoint les grands malades mentaux de l’histoire du cinéma. Dommage que sa voix puissante manque de la suavité que l’on attendrait dans les duos avec Lisa, mais puisque le personnage n’est ici guère amoureux, il n’était peut-être pas nécessaire qu’il la séduise par des accents enchanteurs.
Elena Guseva est elle aussi totalement crédible en jeune femme de la haute société, qui cède à Hermann par désœuvrement ; la soprano livre une prestation aussi superbe sur le plan vocal que théâtral. Pauline en 1999 à Paris, Elena Zaremba s’approprie la Comtesse avec toute l’autorité souhaitée, tyrannique dans sa vie, émouvante dans sa mort (et tout à fait crédible en Vénus moscovite ou en Catherine II).
 

© Jean-Louis Fernandez

Konstantin Shushakov prête à Eletski un timbre riche et se plie à l’évolution inattendue que le spectacle impose à son personnage. En Tomski, Pavel Yankovsky pâtit d’abord de la concurrence visuelle évoquée plus haut, lors du premier tableau, mais il trouve heureusement une revanche en toute fin de soirée, son air du troisième acte étant beaucoup mieux mis en relief que le premier. Olga Syniakova est une Pauline convaincante, dont la voix se marie aussi agréablement à celle d’Elena Guseva pour son duo avec Lisa qu’à celle de Giulia Scopelliti, Prilepa dans le divertissement.
La distribution est complétée avec brio par divers artistes russophones, et l’on salue également le chœur de l’Opéra de Lyon, cette fois au complet, contrairement à La Fanciulla del West (les pupitres de soprano et d’alto ne sont absents qu’au dernier tableau de La Dame de pique), ainsi que la maîtrise, présente au premier tableau.
 

© Jean-Louis Fernandez

Daniele Rustioni parvient admirablement à concilier toutes les composantes de la partition de Tchaïkovski, de son romantisme échevelé jusqu’à ses moments les plus audacieux dans l’évocation de la folie d’Hermann, en passant par le pastiche mozartien du divertissement du deuxième acte. A plusieurs reprises, il permet aussi aux chanteurs de superbes pianissimos renforçant le sentiment d’intimité de certaines scènes, à l’opposé des moments de foule. Autant que dans Puccini la veille, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon s’épanouit dans cette partition, et fait espérer un prochain retour de la musique russe dans ce théâtre.

Laurent Bury 

Tchaïkovski : La Dame de pique. – Lyon, Opéra, 16 mars ; prochaines représentations les 19, 22, 24, 27 30 mars et 3 avril 2024   // www.opera-lyon.com/fr/programmation/saison-2023-2024/opera/la-dame-de-pique-2
 
Photo © Jean-Louis Fernandez

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