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​Il Giasone au Grand Théâtre de Genève / Opéra des Nations – Cavalli en fête – Compte-rendu

Il y a dans l'air comme un retour en grâce de Francesco Cavalli sur les scènes d'opéras et de festivals et le chef suisse-argentin Leonardo García Alarcón en est manifestement un des principaux et excellents artisans. Déjà en 2013 il s'était illustré dans Elena à Aix-en-Provence où on le retrouvera cet été avec Erismena. Entre temps, en septembre 2016,  il a fait rentrer Eliogabalo au répertoire de l'Opéra de Paris (1) et, avec l'esprit et l'inventivité qu'on lui connaît, il dirige aujourd'hui Il Giasone, réjouissante rareté du maître vénitien.
 
Créée en 1649 à Venise, l'opéra a été l'un des plus populaires de son temps avant de disparaître presque totalement des écrans radars de la planète lyrique jusqu'à son retour en 1988 sur la scène d'Innsbruck et au disque sous la direction de René Jacobs. Depuis, avec seulement deux autres productions en trente ans, la toison d'or n'a pas beaucoup fait recette alors que l'œuvre a plus que de quoi séduire par la variété et la richesse de ses ariosos, de ses ensembles, et aussi par son efficacité dramatique, surtout dans l'édition resserrée par Alarcón dans une version de trois heures, là où Jacobs en prenait quatre et les représentations du XVIIème siècle davantage encore.
 
Le livret de Giacinto Andrea Cicognini prend ses aises avec l'orthodoxie mythologique pour relater les inconséquentes tribulations amoureuses de Jason (Giasone) dont le cœur d'artichaut passablement lâche et les sens échauffés ballotent comme l'Argo dans la tempête entre l'amour de deux reines, Médée et Hypsipyle. Dieux concurrents - l'Amour aura le dernier mot, forcément - héros en difficulté, intrigues secondaires, serviteurs persifleurs comiques, liberté de ton et aussi happy qu'honorable ending, tout y est pour un parfait opéra vénitien.
 

Au premier plan : Kristina Mkhitaryan (Hypsipyle) © GTG / Magali Dougados
 
Avec ces ingrédients mi tragiques mi comiques, la metteuse en scène Serena Sinigaglia concocte une irrésistible mythologie d'opérette, assumant résolument que derrière la pompe antique se cache une comédie humaine tout en dérision. Sur fond d'une sage toile de scène et de quelques rochers de bord de mer –  très opéra baroque sagement à l’ancienne – les styles et les époques se mêlent dans une joyeuse superposition un peu foutraque, d'une antiquité de pacotille jusqu'à des argonautes mercenaires neuneus sortis de quelque regietheater parodique ; la Belle Hélène de Laurent Pelly n'est souvent pas bien loin dans la coulisse.
 
Le pari de la truculence presqu'à outrance était risqué mais il est réussi tant le parti pris est maîtrisé, pas véritablement novateur dans la forme mais formidablement réalisé avec un rythme qui ne faiblit pas, et en fait solidement ancré dans le livret qui regorge de quiproquos, transpire la lascivité et les pulsions sans fard (Delfa, la nourrice lubrique de Dominique Visse mériterait des autels et des couronnes). Le ton burlesque principal laisse néanmoins la place à de belles respirations d'émotion et de poésie, dont la très aérienne scène du sommeil de Médée et Jason au troisième acte. Dans cette affaire bien menée, on reste simplement dubitatif devant le choix qu'Hypsipyle apparaisse plus pleurnicheuse hystérique que reine amoureuse affligée, l'option s'accordant mal à la partition dès le premier lamento.

© GTG / Magali Dougados

Dans la fosse Leonardo Garcia Alarcón nous ravit une nouvelle fois à la tête de sa Capella Mediterranea par la plasticité, la richesse et la clarté de sa direction. Il offre ici une réalisation enthousiasmante, libre, foisonnante et colorée, avec des récitatifs d'une évidente fluidité, pleins d'esprit, de malice même. Pour parfaire notre bonheur, mieux qu'une simple solution de remplacement pendant les travaux du Grand Théâtre, la petite salle éphémère en bois de l'Opéra des Nations (1100 places) s'avère être un écrin idéal pour cette musique et les chanteurs très bien distribués et remarquablement engagés dans la production.

Valer Sabadus, Jason très juvénile et dépassé par les événements, charme irrésistiblement ses reines et nous avec par la tendresse très pure de sa voix et la délicatesse de ses attaques. Kristina Hammarström est une Médée élégante au beau chant, peut-être trop retenue pour les incantations du premier acte et qui devient plus convaincante par la suite. Sa rivale Hypsipyle est incarnée par la jeune soprano russe Kristina Mkhitaryan. Formidable découverte que cette voix ample, galbée, capable de pianissimos de rêve et bouleversante lorsqu'elle offre de se sacrifier au troisième acte.
Raúl Gimenez campe avec quelques signes de fatigue dans la voix un excellent Egée vieux beau cocufié et abasourdi. Willard White donne à Oreste une prestance imposante, inattendue mais de bon aloi. Migran Agadzhanyan est aussi impayable que remarquable en Demos, le serviteur bègue, comme Mary Feminear, costumée en angelot nu et potelé, qui campe et chante à ravir l'Amour qui tente tant bien que mal de garder la main sur les événements. Citons enfin Alexander Milev en Hercule et Günes Gürle en Besso, compagnons de Jason, Mariana Florès dans le rôle de la suivante Alinda et Seraina Perrenoud pour le Soleil, tous également convaincants et d'une vitalité sans faille.
 
Gageons que la pétulante réussite de cette production et l’accueil enthousiaste que le public lui a réservé contribueront à entretenir le vent favorable qui souffle dans les voiles cavalliennes.
 
Philippe Carbonnel

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(1) concertclassic.com/article/eliogabalo-de-cavalli-lopera-de-paris-une-envoutante-sobriete-compte-rendu
 
 
Francesco Cavalli : Il Giasone – Genève, Opéra des Nations, 3 février, ; dernière représentation le 7 février 2017 / www.geneveopera.ch/en/programming/2016-2017-season/il-giasone/
 
Photo © GTG /Magali Doudagos

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