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Festival de Lucerne - Lupu en apesanteur et Manoury contagieux - Compte-rendu

Toujours très attendues, les apparitions de Claudio Abbado à la tête de l'Orchestre du Festival de Lucerne qu'il a fait renaître de ses cendres en 2003, se comptent exactement sur les cinq doigts d'une main. Si ses Mahler ont fait date – la Huitième qui devait ouvrir la présente édition a finalement été remplacée par le Requiem de Mozart – il n'en a pas moins défendu régulièrement un autre menhir de la musique symphonique, Bruckner – avec entre autres la Cinquième l'an passé.

Pourtant la vision que le chef italien propose de l'oeuvre du compositeur autrichien peut déconcerter par l'économie qu'elle fait du monolithisme habituellement entendu dans ce répertoire, d'autant plus que la Première Symphonie se caractérise par une rudesse certaine dans l'écriture. Il n'empêche que l'Adagio se déploie avec une délicate tendresse pastorale, magnifiée par un orchestre d'un luxe inouï – songeons à la finesse charnue des violoncelles. C'est dans ce mouvement lent que cette conception apaisée révèle son meilleur. Dans le Scherzo, Abbado met en évidence le moelleux tapis de cordes sur lequel s'inscrit le puissant ostinato qui imprime sa dynamique au mouvement, esquivant la minéralité frustre qui le caractérise. Le finale semble se complaire dans une architecture plus statique qu'animée, émoussant l'effet oratoire de la coda en forme de péroraison.

Même si les contrastes frontaux du style brucknérien paraissent étrangers à la fluidité gestuelle d'Abbado, qui semble ici, symptomatiquement, davantage corsetée dans des codifications plus traditionnelles, il reste l'exceptionnelle beauté sonore du Lucerne Festival Orchestra, également au service du Troisième Concerto pour piano de Beethoven donné en première partie de soirée. Accompagnateur presque trop humble, il laisse cependant découvrir les secrètes affinités qui parcourent le corpus du génie allemand, comme ce passage du thème d'un pupitre à l'autre dans l'Allegro con brio qui anticipe la fin du premier mouvement de la Neuvième Symphonie, au diapason des trilles perlés avec lesquels Radu Lupu semble regarder vers l'opus 111. L'héroïsme n'a pas sa place dans le monde évanescent qui naît sous les doigts du pianiste roumain. L'élégance du toucher confine à l'ineffable, et la ligne mélodique frôle toujours son point de sublimation, si bien que l'étrangeté de ce jeu décanté désarme les préventions les plus établies. La clef de cet univers est peut-être donnée, en bis, avec le dernier des Moments musicaux D780 de Schubert, d'une intensité poétique unique, comme en apesanteur.

Le lendemain matin s'ouvrait avec deux premières suisses la Lucerne Festival Academy, creuset de musique contemporaine initié par Pierre Boulez en 2004. Blur de Sean Shepherd, pièce d'une dizaine de minutes pour grand ensemble qui fait entendre un long solo de cor anglais, témoigne dans cet hommage au berger du Tristan de Wagner de l'humour probablement britannique de son auteur américain, seul – absent sans doute – à ne pas s'être livré à une introduction préalable auprès de l'assistance. Dans chacun de ses quatre mouvements, La Chambre aux Echos de Michael Jarrell déforme un matériel qui se condense jusqu'à un climax avant de se dissoudre progressivement dans une errance thématique. Inspiré en partie par les peintures de Bacon, Philippe Manoury réussit dans Fragments pour un Portrait, une remarquable synthèse entre conception intellectuelle et immédiateté sonore. Le troisième morceau, Vagues Paradoxales, avec ses effets de rythmes paradoxaux, déclenche chez l'auditeur une véritable ivresse, physiquement contagieuse. A la tête de l'Ensemble Intercontemporain, Pablo Heras-Casado (photo) s'attache à la clarté de l'architecture des compositions, les défendant comme des classiques. Il n'y a aucune raison pour que la musique contemporaine intimide.

Gilles Charlassier

Festival de la Lucerne – KKL, Lucerne, 18 et 19 août 2012

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Photo : Priska Ketterer / Lucerne Festival
 

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