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"En Silence" : Alexandre Desplat signe son premier opéra – « A l’opéra, impossible de se cacher derrière un dialogue ou une voiture qui démarre, on entend tout »

Comment un créateur peut-il encore vivre quand il est privé de son expression artistique ? Cette question métaphysique qui interroge, non seulement la création, mais aussi l’absence, la perte, la transmission, la mémoire est au cœur d’En Silence, premier opéra d’Alexandre Desplat(photo), un auteur césarisé pour les musiques des films de Jacques Audiard ou Roman Polanski, oscarisé pour la musique originale de The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson et La Forme de l’eau de Guillermo del Toro.
Inspiré de la nouvelle de l’écrivain japonais Yasunari Kawabata, En Silence a été donné en première mondiale le 26 février à Luxembourg, dans une mise en scène de Solrey (photo), et s'offre au public parisien, au Théâtre des Bouffes du Nord, les 2 et 3 mars. Du silence à la musique, de la musique au silence, l’ouvrage de Desplat évoque la résilience dans un univers poétique, fantastique, trouble et flottant, hors du temps. Rencontre avec le compositeur et Solrey, sa compagne et muse, dans la foulée de la création au Grand Théâtre de Luxembourg.

 
Comment passe-t-on de la musique de film à l’opéra ?

 Alexandre DESPLAT : Dans la panique totale ! (rires). Sérieusement, on est dans l’inquiétude de ne pas savoir faire, de ne pas savoir comment commencer. On doute : vais-je pouvoir, vais-je savoir utiliser les mots du texte ? Vais-je arriver à les mettre en musique ? L’enjeu était de trouver dans ce contexte une esthétique cohérente avec celle qui est la mienne au cinéma. Quand je compose pour le septième art, je compose aussi pour moi. Même si la musique est dédiée à un projet précis, elle est mienne malgré tout. La musique que j’écris est ma musique. Il fallait qu’il en soit de même pour l’opéra. Je n’ai pas l’impression de faire autre chose d’ailleurs quand j’écris pour l’opéra, ou tout autre projet. J’ai composé une œuvre pour flûte et orchestre récemment (Airlines ; création le 6 décembre 2018 par Emmanuel Pahud et l’Orchestre National de France dirigé par A. Desplat ndlr), j’ai toujours le sentiment d’écrire la même musique. Alors, oui, il faut nuancer, peut-être que la scène, le concert, appellent à encore plus de singularité.
En réalité, l’exigence et la rigueur prennent une forme différente. Quand j’évolue dans le cinéma, je suis les personnages d’un film sur lequel le metteur en scène a déjà posé un regard, une esthétique, par le rythme du montage, les décors, les lumières… En somme, la différence se situe dans la vraie fausse liberté ! S’il y a beaucoup de contraintes au cinéma, à l’opéra, on ne peut pas se cacher, chaque note s’entend, chaque note est adressée et entendue par l’auditoire en direct. Impossible de se cacher derrière un dialogue ou une voiture qui démarre !
 

© Sylvia Delmedico
 
En Silence est un opéra de chambre : trois protagonistes, un ensemble d’une dizaine de musiciens. Pourquoi cette forme ?

 SOLREY : Deux chanteurs (la soprano Camille Poul, le baryton-basse Mikhail Timoshenko) et un narrateur (Sava Lolov), il ne fait pas de doute que c’est une forme bien peu courante à l’opéra. Nous voulions cette force, cette présence d’un narrateur qui mène le récit, tout le temps. Ce qui nous a passionnés, Alexandre et moi, était de travailler sur cet entrelacs entre voix parlée et voix chantée – bravo au chef de chant, Emmanuel Olivier ! Cela impose une appréhension différente. Nous ajoutons encore un élément nouveau aux multiples paramètres, qui doit s’articuler, se penser, dans la dramaturgie.
 
A. DESPLAT : Oui, et puis il y a ce nombre 3, qui se décline partout, à tous les niveaux : 3 protagonistes, musiciens par groupe de trois, 3 flûtes, 3 clarinettes, trio de cordes, ou de percussions ; 3 espaces, le verger, la maison, et l’avant-scène qui représente le réel.
Solrey a eu dès le départ la vision d’un décor horizontal, blanc et très épuré. Elle souhaitait que les musiciens soient sur scène comme des représentants de la nature, tellement aimée au Japon.
 
Pourquoi avoir choisi cette nouvelle de Kawabata ?

 A. DESPLAT : Le Japon fait partie de notre vie depuis longtemps. Nous nous sommes inspirés, nourris de culture japonaise : arts martiaux, arts du kimono ou du thé, de la musique : le Kabuki ou le Nô.
 
SOLREY : Dès que j’ai lu cette nouvelle, j’ai eu immédiatement des visions scéniques. J’ai tout de suite en effet abordé l’élément essentiel : le Japon ; ceci dit, scéniquement, je voulais que son évocation soit subtile, distanciée. En revanche, dans la vidéo, tout est japonais ! Je l’ai créée en travaillant avec un peintre japonais, une danseuse de butô (vidéo : Tetsuo Nagata et Justine Emard ndlr). L’univers du Japon s’est imposé par l’image d’une part, et par l’espace mental du Maître, d’autre part.

© Silvia Delmedico
 
Et musicalement ?

 A. DESPLAT : La musique japonaise est avec nous depuis longtemps, je pense aux partitions de Takemistsu, dans lesquelles je me suis replongé. En revanche, j’espère qu’il n’y a jamais de japonisme, ou alors, furtivement, avec humour, comme une simple citation. Quand Tomiko propose du saké par exemple, j’ai volontairement fait entendre un mode japonais, c’est léger et distancié. Kawabata ne traite rien avec tragique donc il n’y avait pas de raison qu’on n’en fasse pas autant. Ce qui importe, c’est la tension du huis clos, le questionnement obsessionnel du disciple et la singularité de la relation qui s’avère de plus en plus étrange entre Tomiko et son père. L’écriture étire jusqu’aux extrémités les tessitures des chanteurs, les rapproche parfois vers l’unisson (avec les instruments notamment), et laisse poindre un sentiment d’ambiguïté de leur genre, ce que Kawabata affectionnait particulièrement. A vous, public, de trouver le motif qui hante la partition, comme un fantôme, celui d’une jeune femme.
 
L’univers d’En Silence est onirique, poétique, dans sa temporalité, son rythme, ses silences … 

 Alexandre DESPLAT : Oui, et c’est grâce à l’auteur. Nous, nous n’y sommes pour rien !
 
Propos recueillis par Gaëlle Le Dantec, le 26 février 2019 au Grand Théâtre de Luxembourg

Autres représentations :
Les 2 et 3 mars 2019 aux www.bouffesdunord.com

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