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Don Giovanni selon Marie-Eve Signeyrole à l’Opéra national du Rhin – Don Giovanni au tribunal public

« Selon vous, Don Giovanni est-il coupable ? » demande Leporello à une salle trempée par un pic de canicule alsacienne. Une majorité de mains se lève pour accabler le séducteur. Le replet Michael Nagl, suant et hyperactif, repose le micro après avoir questionné l’histoire entre deux arias. Auparavant, sur le parvis de l’Opéra de Strasbourg, empli de la fragrance des tilleuls soulageant de l’ozone omniprésent, Leporello aura tiré au sort quelques spectateurs. Chaque soir on peut ainsi assister, figurer puis participer au spectacle-performance concocté par Marie-Eve Signeyrole.

Son Don Giovanni débute en effet extérieur, bien avant les premiers accords. Une actrice, dans une baignoire teintée de sang, interroge le passant. D’autres, en costumes de ville l’interpellent avec des répliques traduites de Da Ponte. Au final du premier acte, lors de la fête piégée par le séducteur, on distribuera des sorbets à l’assistance. Plus tard, ce seront des masques du visage de Nikolay Borchev /Don Giovanni, afin de multiplier l'effets miroir. Vous les garderez en souvenir. Ou pas.

Signe et tu t’enrôles. Évitant le piège metoo que la frénésie sexuelle du séducteur pouvait susciter, Signeyrole interroge le désir, notre désir. Avec violence. Durant l’ouverture, le suborneur, de blanc vêtu, est exhibé dans une cage en verre. C’est Lulu au masculin. Face à lui, une femme s’ouvre les veines, tentant de fixer son regard absent. La caméra virtuose de Claire Willemann multiplie les gros plans projetés sur l’écran de la scène. Beaucoup de choses seront en effet filmées ce soir, les réactions du public de scène, un cabinet de curiosités morbides ;  poupée, club de golf, seringue.
 

© Klara Beck - OnR

Une deuxième femme tente de violer l’homme – sexe, indifférent. Les décors de Fabien Teigné sont a minima. Le rut s’effectue sur une tournette et deux chaises.  La drague s’opère au bar où Leporello invite à boire des coups, permutant les invités. De nouveaux candidats à la performance seront appelés pour le second acte. Un seul manquera à l’appel.
Une Golf GTI noire, symbole de la séduction masculine dans les années 80, est littéralement repeinte en « Sac à foutre » par Elvira. Elle la désossera à coups de cutter et de club de golf. L’occasion de jouir du mezzo ombrageux de Sophie Marilley, grave, souple, cassante. Une vraie voix à cravache. Son costume et sa coupe ont la froide séduction de Kristin Scott Thomas. Elle y est. Vous aussi. La chanteuse suisse livre des arias qui réclament d’être vécus de près.
L’opéra, devenu participatif pour qui veut y jouer, devient totalement visuel dans la salle.
 

 
Les références cinématographiques, chez Marie-Eve Signeyrole, sont omniprésentes. Outre tous ces visages filmés live, Dona Anna est mise au miroir du Baby Doll d’Elia Kazan. Le banquet piégeur rejoue l’expérience The Square, le film dérangé de Ruben Östlund. Don Giovanni, primate sous testostérone, chasse puis viole Zerlina sur la table, à quelques jets du public de scène, à présent fort gêné d’avoir à regarder. Mais qui a voulu être vu le sera de tous. Le public acteur commence à perdre pied dans cette approche culotée de l’expérience opéra. Le public de salle n’en perd pas une miette.
Jouez ! commande Leporello. Nouveau tirage au sort. Les places s’intervertissent. Certains iront au bar. D’autres, surpris, devront investir l’action. La salle est à présent devenue un lieu surréaliste, avec tous ses masques de Don Giovanni sur le visage ou à la main, afin de s’éventer dans un espace à plus de trente degrés. La fin de cette performance lyrique vaut que l’on obtienne sa place sur la scène…
 

Photo © Klara Beck - OnR
 
Nikolay Borchev, vocalement sans grand relief, emporte la partie grâce à sa présence inquiétante. Jeanine De Bique, l’étoile qui monte depuis Rodelinda à Lille et au TCE joue d’un timbre très Shirley Verrett dans Dona Anna. Mais il lui faudra fendre davantage l’armure pour nous émouvoir totalement. La révélation est la Zerlina d’Anaïs Yvoz issue, comme le Masetto d’Igor Mostovoi, de l’Atelier Studio de l’ONR. Timbre onctueux, vocalises fluides, bonne comédienne, ses prochains engagements sont à surveiller. Alexander Sprague campe un Ottavio trop effacé pour cet opéra joué hors de ses limites habituelles. Même souci chez le Commandeur de Patrick Bolleire, devenu un simple barista humilié par Don Giovanni.

Cette roborative production, dont la surenchère en intentions finit toutefois par étouffer l’impact, demandait un chef avec une vision. Or Christian Curnyn peine à régenter un orchestre laissé à ses paresses et ses imperfections, notamment les cors, assez calamiteux. Seule la tension d’un Rohrer ou d’un Harding aurait pu soutenir et magnifier autant de performances physiques. Le Mozart entendu n’a guère plus de saveur qu’un mix lounge pour bar branché. Dommage pour la salle. Moins pour la trentaine de spectateurs sur scène, éprouvés par cette soirée de brouillage entre réel et fiction.
 
Participer et applaudir ce Don Giovanni performance qui célèbre la vie jusque dans ses pires excès est le plus bel hommage que le public et les artistes de l’Opéra du Rhin pouvaient rendre à Eva Kleinitz, son audacieuse directrice foudroyée par le cancer alors que ce spectacle était en gestation.
 
Vincent Borel

Mozart : Don Giovanni – Strasbourg, Opéra, 18 juin ; prochaines représentations les 20, 23, 25 et 27 juin, puis les 5 et 7 juillet 2019 à Mulhouse (La Filature) // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2018-2019/opera/don-giovanni
 
Photo © Klara Beck - OnR

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