Journal

Compte-rendu - Rome - Semaine de l'orgue à Saint-Louis-des-Français (II)


Après le dynamisant succès public (une gageure à Rome !) des deux premières soirées : Livia Mazzanti puis Olivier Vernet, la Semaine de l'Orgue s'est poursuivie avec Daniel Matrone (photo), titulaire du Merklin de Saint-Louis et directeur artistique de la manifestation : concert de ses propres œuvres sous-titré Rivages incertains…, comme le CD publié par le label romain Ayre à l'occasion du Festival, où l'on pourra réentendre trois des pièces données lors de ce récital.

En poste à Rome depuis 1999, Daniel Matrone y a notamment créé en juin 2008, dans l'étonnante salle de concerts et de conférences souterraine du Centre culturel Saint-Louis de France, un nouveau cycle pour piano, douze grandes pièces réunies en une vaste Suite romaine. Les pièces du concert d'orgue du 4 mai 2009 ont également vu le jour à Rome, à commencer par un Pange lingua dressant somptueusement et clairement le décor : toute démarche individuelle de création s'inscrit inévitablement dans une histoire musicale, et plus largement artistique et culturelle, partagée et revisitée, ancrage dont Daniel Matrone témoigne tout en se démarquant dès la première note – ce qu'il appelle « se glisser dans une faille du temps ». Si la forme, en l'occurrence, fait mine d'évoquer la suite classique, le langage proclame d'emblée l'évidence : rien de ce qui va suivre n'aurait pu être composé à l'époque évoquée, tant le langage, notamment harmonique, l'un des aspects les plus intensément personnels de l'œuvre de Daniel Matrone, entretient des rapports d'indépendance avec l'objet de l'hommage. Ainsi, précisément, l'Omaggio a Alfredo Casella, œuvre étonnamment dense et raffinée, mobile et sensuelle, suggérant une image de l'Italie des années 1930 à travers la propre sensibilité de Matrone, « libre » et nécessairement contemporaine. De même Orazione a Sant'Agnese in Agone (à la mémoire de Francis Poulenc), où une délicieuse mais très éphémère formulation alla Poulenc plonge aussitôt l'auditeur dans un univers fondamentalement autre, personnel.

Les trois pièces complétant ce programme : Carillon pour la fête des Archanges, Postlude (étrange et vertigineux – d'énergie, de structure, d'incandescence – équivalent des toccatas symphoniques du siècle dernier) et Toccata pour la Chapelle d'un transatlantique réaffirmèrent l'autonomie d'un langage singulier, troublant et généreux, étranger à toute velléité de provocation, invitation à se laisser guider vers des rivages (effectivement) incertains : l'aventure musicale, au sens métaphorique et poétique, par les moyens de l'orgue, instrument par excellence du mystère. Le foisonnement des climats en fit presque oublier une maîtrise instrumentale transcendée, toute sobriété, souplesse et élégance, soulignée par la manière attentive – ce qu'il faut de distance – dont Saverio Tamburini, maître facteur d'orgues, saisissait l'image retransmise simultanément sur grand écran dans le chœur.

Une image qui joua un rôle essentiel lors du quatrième concert, le 6 mai, donné à quatre mains par Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun – lesquels ont entre-temps (24 mai) achevé leur cycle parisien de six concerts consacrés à l'œuvre d'orgue de Gaston Litaize : rendez-vous en septembre prochain pour la parution chez Bayard Musique de l'intégrale discographique d'une œuvre à connaître (5 CD). Le programme romain, musicalement et visuellement captivant, prit la forme d'un hommage aux musiciens célébrés en 2009 : Litaize y fut naturellement à l'honneur, à deux mains (Prélude mais aussi Final des fameuses Douze Pièces pour grand-orgue) comme à quatre : le Choral de la Sonate à deux (1991 – dédiée à Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun), lequel refermait le concert, faillit donner le vertige au Merklin de San Luigi tant la puissance requise, sur le tutti, exige de souffle – l'instrument rayonnait…



Haendel fut également honoré, à travers de solides pastiches d'époque signés John Marsh (dont un Grand Halleluiah in the Messiah) et une adaptation particulièrement périlleuse de la Passacaille du Concerto en si bémol, ainsi que Haydn et Mendelssohn – pas là où on les attendait mais également via des transcriptions alliant inédit, pour ce qui est de l'orgue, et musique « grand public » au meilleur sens du terme, à même de séduire une assistance de fait conquise. De Haydn on entendit l'Allegro et l'Andante de la Symphonie n°94, dite « La Surprise », dont l'écriture si foncièrement orchestrale se plia avec un naturel confondant aux possibilités des claviers et du quatre mains ; de Mendelssohn l'Andante con moto de la Symphonie italienne, d'une poésie subtilement acclimatée aux timbres de l'orgue : un enchantement.

Le dernier concert de la série, donné le 8 mai par l'organiste piémontais Mario Duella, offrit un passionnant retour sur l'histoire même du Merklin de Saint-Louis-des-Français, occasion d'entendre un florilège d'œuvres pratiquement toutes inconnues du public. Inauguré en 1880 lors d'une série de concerts ouverte par Alexandre Guilmant, dont Mario Duella joua en bis une sobre Méditation, l'instrument inspira à Filippo Capocci (1840-1911) une Sonate créée lors du propre concert du musicien italien, à la suite de celui de Guilmant. Duella réunit les deux compositeurs en interprétant une autre Sonate de Capocci, la Première, dédiée à Guilmant. Suivirent de beaux noms de l'orgue italien postromantique et symphonique : Marco Enrico Bossi (1861-1925), acteur essentiel de la « Réforme cécilienne », et son jeune frère Costante Adolfo Bossi (1876-1953), également Luigi Bottazzo (1843-1924) et Oreste Ravanello (1871-1938 – exigeant Preludio in forma di studio op.50 n°1), avant que Bonaventura Somma (1893-1960), qui fut maître de chapelle à Saint-Louis-des-Français, ne referme ce programme avec une Toccata d'esthétique typiquement symphonique, à mi-chemin entre écoles française et italienne. Comme d'ailleurs tout le programme : si l'influence de l'orgue français est manifeste dans ce répertoire italien en quête d'individualité, à laquelle il accède dans une large mesure, la manière dont cette musique sonne n'en demeure pas moins sensiblement italienne, mettant en exergue une quasi double personnalité de l'instrument. On pourrait en dire autant de Mario Duella, musicien du nord et francophone, presque en terre étrangère à Rome : un autre monde !

Une nouvelle Semaine de l'Orgue à Saint-Louis-des-Français est d'ores et déjà programmée pour le printemps 2010 : le dialogue franco-italien de l'édition 2009 devrait alors s'élargir à d'autres pays d'Europe.

Michel Roubinet

> Lire le premier compte-rendu

Semaine de l'Orgue à Saint-Louis-des-Français, Rome, 30 avril – 8 mai 2009

Dans le cadre de son émission Organo Pleno (France Musique), Benjamin François a consacré deux soirées au Festival de San Luigi dei Francesi, émissions que l'on peut réécouter en ligne durant quatre semaines (on peut aussi sauvegarder un lien afin d'accéder aux émissions au-delà de ce délai).

• lundi 11 mai : Tutti a Roma ! – avec Livia Mazzanti et Francesco Saverio Colamarino (titulaire du grand orgue Formentelli, 2000, de Santa Maria degli Angeli et responsable de la restauration de l'orgue de San Giovanni Battista de' Fiorentini)
• lundi 25 mai : Domaine privé Daniel Matrone.

Sites internet :

Centre culturel Saint-Louis de France :

http://www.saintlouisdefrance.it/?l=fr

Église Saint-Louis-des-Français / Chiesa San Luigi dei Francesi :

http://www.saintlouis-rome.net/index.php

Concert Daniel Matrone :

http://www.saintlouisdefrance.it/SPAZIO%20CULTURALE/musica/index.php?c=5...

Rivages incertains… (CD) :

http://www.ayre-records.com/

Concert Éric Lebrun et Marie-Ange Leurent :

http://www.saintlouisdefrance.it/SPAZIO%20CULTURALE/musica/index.php?c=5...

Site d'Éric Lebrun (+ Centenaire Gaston Litaize) :

http://www.ericlebrun.com/

Concert et site de Mario Duella :

http://www.saintlouisdefrance.it/SPAZIO%20CULTURALE/musica/index.php?c=5...

http://www.marioduella.com/

Organo Pleno :

http://www.radiofrance.fr/francemusique/em/organo-pleno/avenir.php?e_id=...

Manufacture d'orgues Tamburini (Crema) :

http://www.tamburini.org/

Photo : DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles