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Compte-rendu - Fazil Say et Leif Ove Andsnes - Le jour et la nuit du piano


Il est rare de se trouver, à vingt-quatre heures d'intervalle et au même endroit, face à deux conceptions aussi radicalement opposées du piano. C'est ce qui vient de se passer grâce aux concerts de l'Orchestre de Lyon et de son patron l'Allemand Jun Märkl qui avaient invité le fougueux et imprévisible pianiste turc Fazil Say (photo), et de l'Orchestre de Paris qui accompagnait sous la direction de Yutaka Sado l'impassible pianiste norvégien Leif Ove Andsnes. Le premier jouait le Concerto n°21 en ut majeur de Mozart, le second le Concerto n°3 en ut mineur de Beethoven, deux chefs-d'oeuvre absolus de la musique universelle.

Des pianistes hors norme, ça n'est pas d'aujourd'hui qu'on en voit sur les estrades, d'Horowitz embrassant ses chers doigts ou tirant la langue aux dignitaires soviétiques lors de son retour in extremis dans sa patrie à Francis Planté jouant en chaussettes en passant par Glenn Gould allergique au public pour ne pas parler de Friederich Gulda qui jouait avec un bonnet sur la tête et changeait de chemise entre les oeuvres ou de Clara Haskil qui dans l'entre-deux-guerres ne consentait à jouer dans le salon de ses mécènes parisiens que dissimulée derrière un paravent. Les fous de piano se souviennent que le génial Sviatoslav Richter n'acceptait d'apparaître en public que lorsqu'il se sentait parfaitement prêt au terme d'une préparation digne d'un sportif de très haut niveau, ne demandant qu'au dernier moment à son agent d'organiser une tournée....

Fazil Say ne manque donc pas d'ancêtres ! Pas question d'en faire un mouton noir. Ce d'autant moins que c'est d'abord un immense musicien. Ce qui gêne, c'est qu'il est imprévisible dans son comportement au clavier, saisi parfois d'une véritable danse de Saint Guy comme s'il avait des épines sous les fesses. Mais il est complètement dans la musique, attentif jusque dans sa gestique à ses partenaires de l'orchestre qu'il surveille, sollicite et aimerait bien diriger. Tout à l'inverse des mimiques pâmées et extérieures d'un Lang Lang qui sonne faux, si l'on ose dire... Rien de répréhensible dans tout cela. Et quel musicien ! Son Andante du 21e Concerto de Mozart atteste de la qualité de son toucher comme de sa parfaite musicalité, jamais mièvre, procédant de l'enthousiasme poétique le plus pertinent. Il côtoie parfois la recréation de l'oeuvre, comme saisi d'une fièvre improvisatrice. L'oreille est séduite si l'oeil est exaspéré. S'il se tenait un peu plus tranquille sur son siège et renonçait à nous infliger en bis ses oeuvres un peu... faciles et répétitives, il pourrait prétendre au premier rang.

Son collègue venu du froid Leif Ove Andsnes, lui, y est déjà bien installé. Ce sont peut-être d'ailleurs ses allures de premier de la classe qui pourraient à l'inverse en exaspérer certains : impossible de lui faire reproche de quoi que ce soit tant il a tout maîtrisé, pesé au trébuchet... à l'exception tout de même des traits d'entrée du piano au début du 3e Concerto de Beethoven et de certains ornements auxquels il refuse de faire la place qu'ils méritent au prix d'un léger rubato : notre Norvégien n'est pas l'homme du laisser-aller. Son Largo est d'une charge émotive digne des plus grands que le public aurait pu mieux apprécier si les tousseurs professionnels avaient consenti à faire un peu de silence... Sado et l'Orchestre de Paris déroulent un tapis en harmonie avec leur superbe soliste atteignant les sommets dans un rondo final tourbillonnant.

Après l'entracte, chaque programme proposait une symphonie, la Cinquième de Mahler le premier soir, la Deuxième de Sibelius le second, qui ont souffert l'une comme l'autre d'un manque de conception d'ensemble.

Jacques Doucelin

Paris, salle Pleyel, les 2 et 3 juin 2009

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Photo : Marco Borggreve

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