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​Christoph Prégardien et Julius Drake aux « Lundis musicaux » de l’Athénée – A tous seigneurs, tout honneur ! – Compte-rendu

 
Comme on se réjouissait ! Un des « grands » du lied, bien trop rare en France,  Christoph Prégardien, appartenant à cette première « génération Harnoncourt » qui a donné une vie nouvelle et passionnante à tous les répertoires qu’elle aura explorés – jusqu’au domaine, pourtant considéré jusque là comme « réservé », du lied – venait à Paris. Commencée il y a une petite trentaine d’années, sa discographie de lieder, pour l’essentiel avec Andreas Staier au pianoforte et Michaël Gees au piano « moderne », est un must. Sur les vingt deux titres du programme, neuf lieder (ceux de Schubert et de Beethoven) y figuraient déjà bien en place. Quant à Julius Drake, qui appartient à cette belle lignée anglaise de « grands » du piano-chant (Gerald Moore, Graham Johnson) son jeu – l’égal dans notre pays actuellement de celui d’Anne le Bozec, de Susan Manoff ou de Philippe Cassard – est d’une telle intelligence, d’un tel engagement dans ce répertoire, qu’on ne l’aurait raté sous aucun prétexte. Comme tout bon Allemand, Christoph Prégardien fréquente Goethe sans doute depuis l’enfance. Pour sa partie germanique, le programme était exclusivement  composé sur  des poèmes du géant de Weimar.
 

© christophpregardien.com
      
Cela ne commença pas bien. Pourquoi avoir  cédé à cette  tradition d’un autre âge qui veut que, lorsqu’il est en tournée à l’étranger, un Liedersänger commence par chanter « dans la langue du pays » quand, si visiblement mal à l’aise, le nez collé à sa partition, on montre maîtriser si mal le Français (« tu me dirasss », « ma pensé-euh-euh », etc.) ? C’est d’autant plus incompréhensible que les exemples d’étrangers souverains dans ces magnifiques mélodies de Duparc qui ouvraient le programme ne manquent pas (1). Après ce prologue malheureux, on entra dans « le cœur du sujet ».
 
Devenu avec le temps plus baryton que ténor, Prégardien commença sa série goethéenne par l’éprouvante trilogie schubertienne des chants du harpiste, extraite du roman des Années d’apprentissage de Wilhlem Meister. Le personnage est terrassé par sa culpabilité de père incestueux ; les trois poèmes sont un mélange de prostration et de mystère. Piano en retrait, le chanteur doit donner le sentiment qu’il sort de son silence à regret. Certes… mais comme cette mine renfrognée de Prégardien était déjà celle qu’il avait arborée dans les mélodies de Duparc, cet effet  de repli sur soi induit par le texte, ne se fit nullement sentir. Et cela perdura, en fait, durant toute la première partie du récital. Dans ces moments difficiles, où le public est en attente que l’émotion donnée par une voix l’atteigne, on mesure tout l’intérêt d’avoir un « grand » au clavier. Car, relié à son chanteur par un véritable cordeau en acier trempé, tendu vers lui, physiquement, de tout son être, Drake fit bien plus que de l’accompagner. Que ce soit dans Rastlose Liebe (amour sans repos), un lied-éclair, ou dans Le roi des Aulnes, le pianiste déploya une virtuosité dramatique éblouissante.   
 

Julius Drake © Marco Borggreve
      
Puis, tout à coup, alors qu’il lui restait très exactement neuf lieder sur les vingt-deux du programme, quelque chose en Prégardien se dénoua. Enfin son visage s’ouvrit, et voici que nous fûmes transportés, jusqu’à la fin du programme, comme le dit si joliment Mendelssohn, « sur les ailes du chant »(2). Tout d’un coup, chaque lied donné par ces deux immenses artistes fut miraculeux. On eut même l’impression de découvrir un visage inconnu de Beethoven : dans Wonne der Wehmut (délices du mal de vivre), les deux musiciens nous firent sentir avec retenue et une pudeur extrême la douce torture de ces « pleurs délices » – comme s’ils avaient été deux amants du temps jadis s’offrant l’un l’autre un portrait-miniature au moment de se quitter pour toujours – ; dans Neue Liebe, neues Leben tout au contraire, on entendait ces cœurs conquérants galopant l’un vers l’autre, dans une jolie théâtralisation de la situation.
 

© christophpregardien.com

Vint alors la partie la plus nouvelle (pour le public français en tous cas) de son répertoire, avec Hugo Wolf, Liszt, Loewe et Grieg – un compositeur dont les lieder devraient figurent plus souvent au programme des récitalistes. On entendait à Paris Prégardien dans Hugo Wolf pour la première fois : tout y était pesé à son juste poids, avec une voix ouverte, retrouvant le timbre de ténor ambré qui était celui de ses débuts, et un sourire complice – avec son pianiste comme, enfin, avec le public – pour le premier lied (Phänomen), où Goethe se dit à lui-même que d’avoir des cheveux blancs –ce qui est désormais le cas de Prégardien – n’empêche nullement de tomber amoureux. Quelle joie que Prégardien ait retrouvé sa parfaite aisance pour ce poème d’un mythe détourné par Goethe, Ganymed (3). Une ode au printemps, chantée par un jeune homme, se transforme progressivement en pur émoi sensuel, une fois qu’il a été arraché à la terre par la divinité. Courbes langoureuses et aériennes aussi bien dans les volutes du piano que dans la ligne de chant, apogées lyriques parfaitement épanouies sur In dieser Arm (dans ce bras), Geliebter (aimé), Liebe (amour) ; on était là où les mots-même du poème nous menaient : au paradis.
 

Edvard Grieg (1843-1907) © DR
 
Passées les curieuses mélodies de Liszt – qui sont à dire vrai plus fragments d’opéras à l’italienne que lieder à proprement parler – pour lesquelles on avoue préférer  la voix de ténor « léger » de Cyrille Dubois (3), on concèdera volontiers avoir bien préféré, ce lundi 27 février, le Roi des Aulnes de Carl Loewe à celui de Schubert.  Pour la beauté du legato, et la finesse extrême des nuances,  l’apogée du récital fut Zur Rosenzeit de Grieg. Si on ne devait garder le souvenir que d’un seul lied de ce programme, ce serait celui-là.
 
Pour finir, un grand merci au théâtre de l’Athénée, pour son surtitrage en Français de l’intégralité de ce concert. Voilà qui permet une écoute plus avertie, plus attentive et engagée ; le bonheur du concert de lieder s’en trouve décuplé. Alors que cette pratique existe dans les maisons d’opéra depuis maintenant de nombreuses années, pourquoi les salles de concert de notre pays tardent-elles tant à s’y mettre ? Mesdames et messieurs les organisateurs, prenez tous exemple sur le théâtre de l’Athénée, le public vous en sera éternellement reconnaissant !
 
Stéphane Goldet

Paris,  Théâtre de l’Athénée, 27 février 2023
 
(1) Intégrale des mélodies de Duparc par B. Kruysen et Noël Lee (Naïve)
(2) Mendelssohn : Auf den Flügeln des Gesanges,  par C. Prégardien et Andreas Staier (originellement chez DHM, repris dans le coffret de 3 CD chez Sony), magique parce que Staier fait de son pianoforte une véritable harpe.
(3) Dans la légende, le jeune Ganymède est arraché de la terre par un Jupiter transformé en aigle, pour devenir, à l’Olympe, l’échanson des dieux.
(4) Liszt :  O Lieb ! , 23 mélodies et lieder par Cyrille Dubois et Tristan Raës (Aparté)
 
Photo © christophpregardien.com

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