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Au monde de Philippe Boesmans en création mondiale à La Monnaie - Une passionnante rencontre - Compte-rendu

Elliptique, énigmatique et sombre, le théâtre de Joël Pommerat, reconnaissable entre mille, est envoûtant. Distant parfois jusqu'à la froideur, l'univers de cet auteur (écrivain et metteur en scène), par son minimalisme et sa profondeur n'en convoque pas moins des quotidiens magnifiques et misérables qui dessinent avec netteté l'état du monde. La rencontre d'un tel artiste avec Philippe Boesmans – après une expérience en demi-teinte avec Oscar Bianchi en 2011 pour Thanks to my eyes (1) - ne pouvait faire que des étincelles. Habitué à mettre en musique de grands textes de Shakespeare, Schnitzler ou Strindberg adaptés par le fidèle Luc Bondy, Boesmans a visiblement été enthousiasmé par le double travail de Pommerat, auteur et metteur en scène attentif à transposer avec soin son théâtre à l'opéra. Au monde est présenté sur la scène de La Monnaie en création mondiale « dédiée à Gerard Mortier » ; le résultat est splendide et confirme après le récent Written on skin de Benjamin la merveilleuse vitalité de la création lyrique.

Inspiré par ce huis clos familial, nimbé de mystères et de non-dits, dans lequel il est question du retour d'un fils attendu, Ori (Oreste ?), au moment où se prépare la succession des affaires du père qui voudrait au soir de sa vie léguer son empire, Boesmans invente un univers musical étonnant, où cohabitent tonalité et atonalité, tout en rendant le texte parfaitement compréhensible. Les emprunts à Strauss, Debussy, Wagner, ou Britten par tous ces encorbellements aux cordes, constituent un tissu sonore qui colle au propos avec une évidence frappante, compositeur et librettiste avouant leur totale complicité jusque dans l'utilisation de « My way » interprété par Stéphane Degout lui-même, donné en play-back. Après la contestable Yvonne princesse de Bourgogne, Boesmans retrouve son plus haut niveau, celui de Wintermärchen, de Reigen et de Julie, partitions d’envergure.
 

Archétypaux jusque dans les noms qu'ils portent, les personnages réunis dans cette intrigue passent sans difficulté du théâtre parlé à l'opéra. Boesmans crée par le choix des tessitures une subtile alchimie entre des êtres qui s'aiment, se jalousent, se divisent pour mieux venir « au monde » après une série d'épreuves. Sombres et médianes même si elles comportent un ténor, les voix d'hommes se complètent parfaitement comme celles des femmes, plus variées (une mezzo, un soprano lyrique, un soprano léger), mais fondues entre trois sœurs tchekhoviennes. Dominée par Patricia Petibon, seconde fille à fleur de peau, présentatrice d'émission télévisée qui ne supporte pas son statut, l'œuvre lui doit beaucoup pour sa présence, son endurance et son intensité vocale. Charlotte Hellekant en femme enceinte délaissée, est troublante, la petite sœur adoptée trouvant en Fflur Wyn une interprète criante de vérité, en accord à l'étrange employée imposée par le mari de la femme enceinte, jouée comme dans la pièce de Pommerat, par la comédienne Ruth Olaizola. Pater familias bientôt sénile, sorte d'Arkel au bout du rouleau, Frode Olsen est impeccable, à l'image de Werner van Mechelen, fils protecteur mais sans ambition, moins aimé qu'Ori, qui revient totalement déphasé après cinq ans passés à la guerre et perd la vue après avoir accepté de reprendre les affaires ; dans ce rôle complexe et ambigu, Stéphane Degout excelle, son baryton mélancolique et posé constituant la pièce maîtresse de l'ouvrage. Dans un personnage tout aussi intéressant, Yann Beuron saisit au vol la moindre inflexion, s'imprègne et s'infiltre dans cette famille, pour mieux en prendre les rênes.

Comme dans ses pièces, Pommerat impose - s'impose ? - les mêmes contraintes, les mêmes exigences qui ont fait son style et sa réputation : grands murs noirs oppressants, percés par des rais de lumière blanche, une esthétique au dépouillement tranchant, travaillée au millimètre pour accompagner le trajet physique et mental de ces personnages entraînés inexorablement vers l'avant, au rythme de séquences enchaînées les unes aux autres par des fondus quasi cinématographiques.

On ne saurait terminer sans féliciter Patrick Davin, chef éminemment sensible qui déploie tout au long de cette partition aux frottements angoissants, une intensité calme et dont le soutien et la science orchestrale se prolongent jusque dans l'admirable traitement des ajouts informatiques (spatialisation, amplification...). Son engagement et l'adhésion de l'Orchestre symphonique de la Monnaie sont indissociables de la réussite générale d’un spectacle qu'il ne faudra rater pour rien « au monde » lors de sa reprise parisienne à l'Opéra Comique en février 2015.

François Lesueur
 (1) présenté au Jeu de Paume à Aix en 2011.

Boesmans : Au monde  – Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, 6 avril ; prochaines représentations les 8, 9, 11 et 12 avril 2014.
www.lamonnaie.be

Photo @ Bernd Uhlig / La Monnaie

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