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Une interview de June Anderson - « Pat est américaine et je suis blonde, mais à part cela nous n'avons rien en commun »

Fidèle à Paris depuis plusieurs décennies, June Anderson est de retour sur la scène du Châtelet dans un rôle inédit, celui de Pat Nixon, dans Nixon in China de John Adams. Après avoir chanté dans la capitale Robert le diable, La fille du régiment, I Puritani, La Sonnambula, Lucia di Lammermoor, Norma et The Bassarids, la soprano ajoute une corde à son arc, en se pliant aux exigences de la musique contemporaine, sous la houlette du metteur en scène chinois Chen Shi-Zheng et du chef australien Alexander Briger. Laissons donc revenir la plus européenne des chanteuses américaines sur son passé et nous parler sans fard de son actualité et de cet art qui occupe toute son existence, l'anime et l'effraie tout autant, comme au premier jour…

En 2005 vous aviez créé la surprise en interprétant Agavé dans The Bassarids de H.W. Henze et vous voilà à l’affiche d'une œuvre de John Adams : Nixon in China. Contrairement à de nombreuses collègues, vous avez peu chanté ce répertoire. Quelles sont les raisons qui vous ont convaincu d'incarner Pat Nixon ?

June Anderson : Je ne m'y attendais pas non plus ! Jusqu'en 2005, si l'on excepte Strauss et Bernstein dont les œuvres sont aujourd'hui jouées dans de grandes maisons d'opéra, mais qui pendant longtemps étaient cataloguées dans la comédie musicale, j'ai eu très rarement l'occasion de chanter cette musique. Je ne m'y suis jamais vraiment intéressée de près, connaissant surtout les bandes-son de films, composées par Philipp Glass, qui selon moi sont très belles. En ce qui concerne les opéras de John Adams je pense qu'il faudrait trouver un autre terme, car il ne s'agit pas véritablement « d'opéras » ; pour moi il faut des personnages fortement caractérisés, de l'action, des sentiments et de grandes émotions, autant d'éléments que l'on ne retrouve pas dans cette partition où prime la réalité, alors que l'irréel est primordial dans l'art lyrique. Nixon in China est à mon avis un moment d'histoire mis en musique. J'ai cependant accepté rapidement cette proposition, car j'aime chanter à Paris où je peux loger chez moi sans avoir besoin de louer un appartement. Mais je dois dire aussi qu'au moment où j'ai dû avouer à l'une de mes nièces, qui a beaucoup travaillé pour Barack Obama, que je ne voterai pas démocrate en 2012, elle a eu un choc terrible (rires) ! Il est très intéressant de pouvoir réunir sur un tel projet une distribution où les rôles asiatiques sont interprétés pas des chanteurs d'opéra asiatiques, ce qui n'aurait pas été possible il y a vingt ans.

Cet opéra d'Adams est basé sur un fait historique, la visite officielle du président des Etats-Unis en Chine, en 1972 : quel souvenir gardez-vous de cet événement très médiatique, que vous avez dû suivre en direct, puisque vous aviez une vingtaine d'années alors ?

J. A. : J'avais conscience qu'il s'agissait d'un événement important, bien sur. Richard Nixon avait tout fait pour que cette visite soit connue dans le monde entier. J'ai écouté avec intérêt le point de vue de notre metteur en scène Chen Shi-Zheng, chinois, qui nous a avoué qu'étant enfant à l'époque, cela lui avait changé la vie car comme beaucoup de ses compatriotes, il pensait que les Américains étaient des monstres. En voyant que le couple Nixon n'avait rien de dangereux, mais qu'au contraire il était aimable et souriant, ce petit garçon a compris beaucoup de choses. Je trouve que l'idée d'avoir confié cette oeuvre pour la première fois à un Chinois est excellente et j'apprécie également qu'il aime à s'entourer d'artistes issus de domaines culturels et artistiques très différents : ce mélange des styles et des genres est très fructueux. Les costumes par exemple, sont exagérément colorés comme pour insister sur quelque chose de faux, de trop voyant qui rappelle la propagande et frappe ainsi les esprits. Je trouve que le look de Pat et la couleur orange de ses vêtement sont très amusants.

Le caractère obsessionnel de la musique d'Adams, sa construction, sa métrique particulière ont-elles été faciles à assimiler et à surmonter pour vous qui avez construit votre carrière dans le bel cantiste et avez donc été très peu en contact avec ce type d'écriture musicale ?

J. A. : C'est très difficile pour moi, en effet, heureusement que la partition ne comporte aucun moment de passion car je serai perdue. Je dois faire très attention à ne rien laisser passer et dois pour cette raison compter les temps sur mes doigts pour rester en mesure. Les rythmes sont extrêmement durs à suivre. Lorsque j'étais en train d'apprendre Correspondances de Dutilleux, qui est également un vrai défi musical, je devais veiller à respecter et à soutenir les différents rythmes exigés et à la première lecture, Nixon in China ne m'a pas effrayé, ce qui explique pourquoi j'ai accepté l'offre très vite. Ce n'est qu'en me plongeant dans la partition que j'ai découvert les difficultés, mais il était trop tard (rires). Il n'y a pas de comparaison possible avec The Bassarids qui demeure un « opéra », avec son thème mythologique, sa scène de folie qui m'allait parfaitement - et ce n'est pas un hasard si Jean-Pierre Brossmann a fait appel à moi....

Pat est américaine et je suis blonde, mais à part cela nous n'avons rien en commun. C'était quelqu'un d'assez énigmatique, de mystérieux, dont on sait peu de chose, il est vrai qu'à l'époque les détails intimes n'étaient pas étalés comme aujourd'hui, au grand jour. Richard Nixon était un précurseur, car il a su gérer la présence des médias autour de lui lors de cette visite, mais sa femme ne pouvait être qu'en retrait. Elle n'aimait pas la vie politique, mais savait tenir son rôle en soutenant son mari ; on la sent parfois mal à l'aise, timide derrière un sourire de façade, mais pendant la grande scène du second acte et au final elle apparaît comme le seul personnage de chair et de sang, révélant dans son air qui est un moment de contemplation, quelques éléments de sa personnalité. De nos jours on dit les Clinton, les Obama ; les choses ont bien changé. Hillary Clinton était en politique avant d'être première dame et Michelle Obama est une avocate très intelligente. Mais ce n'est pas plus profond que cela, les personnages de Nixon in China ne sont pas plus creusés, car cette musique ne le permet pas : elle demande en tout les cas beaucoup de concentration.

Vous confiez à un journaliste américain en 1986 que vous auriez beaucoup aimé qu'un compositeur écrive pour vous, tout en ajoutant que tout ce que vous aviez entendu ne vous avait jamais satisfaite. N'auriez-vous pas aimé faire partie des Liaisons dangeureuses de Susa, de The ghost of Versailles de Corigliano, de A Streetcar named desire de Previn ou encore de Dead man walking de Heggie ou de The Aspern papers de d'Argento ?

J. A. : Oui, parce qu'en règle général les compositeurs écrivaient les premiers rôles pour des voix spécifiques dont ils connaissaient les possibilités, tandis que le reste de la partition, souvent inchantable, revenait à des titulaires pour lesquels ils avaient peu d'égards. Personne n'a fait appel à moi et je n'ai pas eu l’opportunité d'assister à ces créations, ou de les écouter : à l'époque j'étais très prise avec ma carrière. Mais je n'ai jamais été contre la musique de mon temps.

Justement votre carrière a pris son essor très tôt en Europe, dès 1982 en fait, en répondant à l'invitation de l’Opéra de Rome pour y interpréter votre première Semiramide, œuvre qui allait faire de vous la grande soprano rossinienne que le monde lyrique attendait. L'Italie, la France, l'Espagne et l'Angleterre vous ont finalement accueillie avec plus de régularité que l'Amérique : comment l'expliquez-vous ?

J. A. : C'est exact, j'ai peu chanté aux Etats-Unis ces dernières années : je ne sais pas pourquoi, je ne suis peut être pas du goût des Américains ! Vous savez je vais où l'on m'appelle, mais je n'ai pas d'explication, je ne me lamente pas. Si l'on fait appel à moi, je regarde la partition et si elle présente un intérêt j'accepte de participer au projet. Il me reste cependant peu d'années, car le temps passe.

Vos incursions dans le répertoire rossinien, puis plus généralement belcantiste et verdien, ne vous prédisposaient pas à approcher tardivement Strauss et pourtant l'Italie vous a offert Capriccio d'abord à Naples en 2002, Venise ensuite Daphné en 2005, avant de relever l’incroyable défi de Salomé la saison dernière à Liège. Que vous a apporté ce compositeur sur le plan vocal et théâtral ?

J. A. : Mouais... ce fut pour moi une grande désillusion et le résultat m'a traumatisée. J'ai beaucoup souffert avec cette Salomé car j'ai beaucoup travaillé, me suis énormément investie sur ce projet qui au bout du compte fait partie de mes échecs. Je n'aurais pas accepté la version en allemand, parce que le français me correspond, je me sens bien dans cette langue qui procure plus de rondeur, de sensualité et de jeunesse que l'allemand dont les contours sont plus anguleux. Malgré cela j'ai pris des risques et n'ai pas été satisfaite. Il faut dire qu'après avoir abordé Norma mon intérêt pour le bel canto s'est amenuisé. Je ne pouvait pas aller plus loin et cela m'a fait beaucoup réfléchir. Je savais que Norma serait mon « climax », ce qui m'a conduit à partir à la recherche de nouveaux rôles. Je n'aime pas beaucoup Anna Bolena et j'ai toujours préféré chanter Bellini et Rossini, le seul chef-d'oeuvre de Donizetti étant pour moi Lucia. J'avais refusé d'aborder Lucrezia Borgia qu'Alfredo Kraus voulait interpréter avec moi, mais c'est finalement Joan Sutherland qui m'a remplacée en Espagne et à Paris en 1989, quel honneur ! (rires) ; le public a dû être très heureux. Je n'ai jamais été attirée par cette musique.

Quand Liège m'a proposé cet opéra, j'étais en attente, alors j'ai accepté. Vous savez, c'est un rôle payant pour une chanteuse, mais pas pour une artiste. A part Lucia qui s'appuie sur un livret fort, je ne trouve pas que la musique aille avec les paroles ; la partition est belle, mais ce n'est jamais organique à mon goût. J'aime le duo avec Seymour dans Bolena, mais pour moi le moment le plus réussi est réservé au choeur qui précède « Piangete voi ». J'ai tenté l'expérience à deux reprises à Pittsburg en 2000 et à Bilbao en 2007, mais à côté de Norma pour laquelle j'ai tant de passion, dans laquelle j'adhère à chaque mot, à chaque note, elle ne fait pas le poids.

L'opéra français vous a longtemps offert des rôles de Robert le diable à Paris en 1985, à Hamlet au disque, en passant par La fille du régiment. Après Mme Lidoine de Dialogues des carmélites que vous avez abordée à Nice en 2010, vous chanterez bientôt la Manon de Massenet dont vous rêviez, mais qu'aucun directeur ne vous a proposé, une fois encore à Liège. Comment voyez-vous ce personnage et qu'avez-vous envie de dire au public grâce à lui ?

J. A. : Cette histoire est un peu bizarre ! Nous dînions après une représentation de Lucrezia à Liège et j'ai répondu à une question, que je croyais innocente, que Manon était un rôle que j'aurai rêvé de chanter, mais qu'il était trop tard. Un mois plus tard, le projet était ficelé. Je l'ai d'abord refusé, mais Stefano Mazzonis n'a rien voulu savoir. J'ai proposé La voix humaine, car on ne débute dans Manon à mon âge et j'ai peur que le public se mette à rire lorsque je vais devoir dire qu'« Elle eut hier seize ans », mais c'est un personnage formidable. Je ne la voudrais pas comme amie, mais pour moi c'est Scarlett O'Hara ; malgré tout ce qu'elle fait, on l'aime, on l'a comprend, elle a beau manipuler ceux qui l'entourent, être superficielle, ne penser qu'à elle, cela n'a pas d'importance. Quand elle évoque son amour pour Des Grieux, elle déclare : « Il m'a tellement aimée ». Elle sait qu'elle fait du mal et en a conscience. La scène de Saint-Sulpice est fantastiquement bien écrite : voilà une oeuvre organique ! Quel dommage de ne pas avoir eu l'occasion d’incarner Manon plus tôt.

Si l'on vous avait dit à vos débuts que votre carrière serait si longue, l'auriez-vous cru ?

J. A. : Non absolument pas, car je voulais tout arrêter à cinquante ans. J'ai toujours fait ce que je voulais, mais je dois vous avouer qu'il y a vingt ans, j'ai été très malade - des problèmes de thyroïde, qui m'ont contraints à annuler de nombreux engagements - mais je n'ai pas donné d'explication. Je devais trouver d'autres muscles que ceux qui étaient atrophiés et j'ai été amené à trouver une autre manière de chanter. J'ai failli tout lâcher, mais ayant été habituée à relever les défis, j'ai persévéré, car je ne voulais pas arrêter pour une raison extérieure, mais seulement si je le décidais. J'ai retrouvé une voix, mais pas vraiment le plaisir de chanter, car je suis trop émotive. Je me sens bien quand j'enseigne, lorsque je suis en coulisse ou en répétition, mais dès qu'il faut me présenter devant un public, cela devient pénible et cela n'a pas changé. Je suis cependant vraiment heureuse d’être parvenue à remonter sur scène, c'est une fierté.

Propos recueillis par François Lesueur, le 4 avril 2012.

Adams : Nixon in China
Les 10, 12, 14, 16 et 18 avril 2012 (là 20h)
Paris - Théâtre du Châtelet

Site de June Anderson : www.june-anderson.com

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Photo : Marie-Noëlle Robert
 

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