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Vladimir Feltsman en récital aux « Concerts de Monsieur Croche » (Salle Gaveau) – Choix assumés – Compte-rendu

Du nouveau dans la vie musicale parisienne, et de quoi d’abord ravir les amoureux de piano qui déplorent la rareté de certains grands aînés sur les scènes de la capitale – et en France d’une manière générale. Yves Riesel est l'instigateur des « Concerts de Monsieur Croche », debussyste et sympathique appellation pour une nouvelle saison de piano (avec toutefois une incursion côté clavecin). Outre celui de Vladimir Feltsman (photo), qui vient d’inaugurer la série, on relève en effet les noms d’Henri Barda, Idil Biret, Daniel Wayenberg et Kun Woo Paik au sein d’une liste d’artistes où les jeunes interprètes ne sont pas pour autant oubliés ; la présence de Lukas Geniusas, Pavel Kolesnikov et de l’étonnant claveciniste iranien Mahan Esfahani le prouve.

Vladimir Feltsman © feltsman.com

Feltsman donc. Il y a six lustres que le pianiste russo-américain ne s’était produit en France (où il a, rappelons-le, remporté le Grand Prix du Concours Long-Thibaud en 1971) et l’on guettait un récital au programme copieux – un peu trop sans dans doute – : Arabeske et Kreisleriana, Tableaux d’une exposition après la pause. Une soirée en deux secondes parties, pourrait-on dire.
L’ampleur du défi, ne fût-ce que du point de vue physique, explique sans doute en partie l’approche relativement retenue de Schumann. Mêlant innocence et trouble, l’Arabeske s’enchaîne aux Kreisleriana. L’exacerbation du propos – en tout cas au sens où on la conçoit généralement dans l’Opus 16 –  n’intéresse guère Feltsman ; les prises de risques sont ailleurs. Plutôt que mimer une quelconque « folie », il préfère entrouvrir les portes, nous laisser pressentir les fantômes en sondant les sables mouvants de la polyphonie schumanienne. L'approche s'avère anti-spectaculaire au possible, mais séduit par une cohérence musicale unissant intelligence du texte et formidable sens du récit.

Ces qualités s’illustrent à nouveau dans les Tableaux d’une exposition, tout comme une palette sonore aussi riche qu’intelligemment exploitée et nuancée. Le cri de révolte de Moussorgski face à la mort d’un ami – face à la camarde tout court –, tel est le vrai sujet des Tableaux, trop souvent dévoyés au profit des effets de manches. Et tel est bien le sujet de Felstman : l’affaire est entendue dès le Gnomus, d’où des spectres semblent s’échapper. On est littéralement happé par cette vision – au sens plein du mot – d’où les facilités du pittoresque sont bannies au profit d’un au-delà des notes qui prend tout son sens dans la Grande Porte de Kiev, saisissante de noirceur désespérée.
En bis, l'Opus 118 n° 2 de Brahms, touché par la grâce, et une mazurka de Chopin, prestement enlevée, couronnent une soirée – chaleureusement applaudie – synonyme de choix assumés avec une musicalité consommée.

Prochain rendez-vous de Monsieur Croche le 20 novembre avec Henri Barda. Buveurs d’eau tiède s’abstenir !

Alain Cochard

Paris Salle Gaveau, 10 octobre 2018 / concertsdemonsieurcroche.com/

Photo © feltsman.com

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