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Vivaldi & Venise - La genèse des opéras

Au commencement, Vivaldi est un "prètre musicien", violoniste virtuose et maître de concerts à l'Ospedale della Piètà (gravure ci-contre), l'une des institutions charitables de Venise qui a pour principale mission, l'éducation musicale des jeunes filles. Bientôt, ce sont tous les mélomanes, locaux ou visiteurs et non des moindres tel le Roi du Danemark en 1708, qui se pressent pour y entendre le prodige et ses musiciennes. Si le lieu devait susciter la prière et la méditation, Vivaldi en fait un haut lieu musical que personne ne voudrait manquer. La fonction qu'il assure au sein de la Piètà, depuis 1703, soit à l'âge de vingt cinq ans, lui laisse assez de temps pour jouer et surtout composer. Chacun veut écouter celui qui incarne partout en Europe, le style vénitien. Comme violoniste, il a montré l'étendue de ses capacités imaginatives dans ses propres opus : "L'Estro Armonico" de 1711 où le violon chante comme la voix. Cette écriture pulsionnelle, syncopée, d'une liberté exceptionnelle se poursuivra en 1724 avec le recueil "Il Cimento dell'Armonia e dell' invenzione" qui contiennent la pièce maîtresse des "Quatre Saisons".

La Pietà est un laboratoire qui prépare Vivaldi à l'Opéra : les pensionnaires musiciennes parmi les plus douées de la Cità lui offrent l'occasion de tester des combinaisons nouvelles, d'élargir ses champs de découvertes. Ses concertos affirment peu à peu une sensibilité inédite, d'une fulgurance plastique déjà pré romantique. Ses cantates et motets et jusqu'aux messes dont il reste à redécouvrir les partitions presque quotidiennes cisèlent une écriture vocale supérieure, foisonnante et expressionniste, dont l'exacerbation des figures et des intentions rythmiques marquent la maturité d'un génie polymorphe du baroque vénitien. Vivaldi recueille la tradition semée au cours du siècle précédent lorsque après le Monteverdi de la fin, d'un sublime accomplissement avec ses opéras, "Poppée" et "Ulysse", ses disciples Cavalli et Cesti puis Legrenzi et Caldara font de Venise au XVIIe siècle, la première scène lyrique d'Europe. D'autant que dès 1637, l'Opéra est une affaire publique où tout un chacun aux côtés des familles patriciennes, peut payer sa place. Le livret explique l'action, aiguisant l'attente du public sur la vraisemblance dramatique. Ainsi le genre en Italie s'intitule non opera mais bien "dramma per musica" où il s'agit bien d'articuler un texte en musique.

A Venise, qui veut gagner un nom, doit s'imposer sur la scène des théâtres. Vivaldi qui est déjà une célébrité comme compositeur de musique de chambre, ambitionne les planches. Mais quand il compose son premier opéra en 1713, soit à l'âge de trente cinq ans, l'opéra est un genre soumis à de profondes turbulences, investi par un cercle de protecteurs jaloux. L'opéra est né depuis un siècle déjà et au début du XVIIIe, il connaît une évolution structurelle capitale. Sans appuis locaux, et avant qu'il ne se fixe au théâtre San Angelo au centre de la Cità, Vivaldi doit produire son premier ouvrage hors de la lagune, à Vicence. Pour l'inauguration du théâtre delle Grazie : il dirige son "Ottone in Villa".

Il existe un enregistrement convaincant de cet opéra des origines chez l'éditeur CHANDOS (Richard Hickox dirige en 1998 son ensemble Collegium Musicum 90 avec côté solistes : Nancy Argenta, Sophie Daneman, Susan Gritton, Monica Groop et Mark Padmore). Aucune complaisance à la mode napolitaine mais la continuité de la poésie purement vénitienne où la voix se fond dans la pâte instrumentale d'un luxe de couleurs inoui. Vivaldi reprend même le principe de l'écho, emblématique de la Venise du XVIIe siècle quand Monteverdi y créait ses opéras. En fait s'il vient relativement tardivement à la scène, tout son bagage musical le destine à l'expression fulgurante et plastique des passions humaines. Les ouvrages qui suivent, expriment une volonté irrépressible d'imposer son style musical et sa conception de la dramaturgie lyrique.

L'opéra vénitien depuis le XVIIe préserve un fragile équilibre entre tension et vérité de l'action scénique grâce aux textes des livrets d'une grande qualité générale et une sensibilité profonde de l'écriture musicale et vocale. Mais au tournant du nouveau siècle, les choses évoluent : sous l'action de quelques "réformateurs" enclins à plus de simplicité poétique, le style de l'opéra change profondément et ses enjeux aussi : désormais les poètes imposent leur loi et les chanteurs électrisent les foules. Les compositeurs doivent suivre le mouvement. La musique bien souvent est un faire valoir, un "artifice" qui permet aux chanteurs de gravir toutes les cimes des aigus les plus vertigineux, au public d'entendre l'inaudible toujours plus haut toujours plus vite, aux librettistes d'élaborer des canevas psychologiques soit disant vraisemblables. Vivaldi incarne la dernière chance de l'opéra vénitien : il souhaite démontrer la vitalité de la tradition lyrique née depuis le XVIIe en particulier face à la faveur envahissante dont jouissent les auteurs napolitains.

Alexandre Pham

Photo : David Tonnelier
 

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