Journal

Une interview d’Enea Scala, ténor – Trilogie marseillaise

Nous l’avions rencontré à Lyon, au lendemain d’une euphorique représentation de « Viva la Mamma ! », pastiche de Donizetti mis en scène avec panache par Laurent Pelly(1) – qui sera d’ailleurs repris en fin d’année à Genève – et pensions publier cette interview rapidement. C’est finalement une saison plus tard, mais quelle saison !,  que nous avons choisi de saluer ce jeune ténor italien invité par trois fois à l’Opéra de Marseille. En novembre (10, 13, 16 & 18), les amateurs de bel canto romantique peuvent en effet l’entendre dans La Donna del lago de Rossini où il interprète le rôle de Rodrigo, aux côtés de Karine Deshayes et de Varduhi Abrahamyan ; le mois suivant il sera Alfredo dans une Traviata confiée à Renée Auphan, dirigée par Nader Abbassi (23, 26, 28, 31/12 & 2/01), avant de revenir en juin (1er, 4, 6, 9 & 11) pour un Rigoletto très attendu où il campera le Duc de Mantoue auprès de Nicola Alaimo et de Sabine Devieilhe, qui chantera sa première Gilda. Pleins feux sur Enea Scala (photo).
 
 
Vous êtes né en Sicile et avez grandi dans le sud de l'île, à Ragusa ; avant de vous passionner pour la musique, que vous a transmis votre famille d’un point de vue artistique ?
Enea SCALA : La présence de la musique a toujours été forte dans ma famille par l'intermédiaire de mes oncles et de mes parents, tous très imprégnés de culture folklorique. Ma sœur a étudié le piano, mais les autres membres de ma famille sont tous des autodidactes et pratiquent divers instruments. Mon père est un touche-à-tout qui joue de la guitare, du saxophone et connaît toutes les musiques. Il a participé à de petits concerts en amateur et a même enregistré quelques disques. On le voit également sur youtube en vidéo. Il a voyagé partout dans le monde en raison de son métier ; il était marin et avait pris l’habitude de nous rapporter des instruments inconnus. Grâce à lui nous avons pu expérimenter des choses très variées en jouant et en étudiant toutes sortes de styles musicaux. Je me considère aussi comme un autodidacte, mais ma chance est d’avoir pu intégrer le conservatoire. En revanche, je n'ai pas l'oreille absolue comme lui ! La musique populaire, la country, celle des Beatles, comme l'opéra que mon oncle aimait, ont donc toujours fait partie de mon univers ; j'ai découvert l'art lyrique grâce aux enregistrements de Gigli, un ténor qu'il affectionnait. Ce n'est sans doute pas étranger au fait que j'ai rejoint très jeune un chœur polyphonique.
 
Le chant choral a en effet tenu une place importante dans votre apprentissage : que vous a apporté cette pratique collective ?
E.S. : Cela m'a permis de développer ma capacité d'écoute, car nous alternions sans aucune appréhension le gospel, le madrigal, le chant sacré et tout nous passionnait. Notre « maître » nous apprenait quelques rudiments techniques et cette pratique m'a donné envie d'aller plus loin, notamment lorsque je me suis retrouvé à l'Université où j'ai intégré le chœur ; c'était à Forli – j'y ai un temps étudié les sciences politiques –, avant de me rendre à Bologne où j'ai senti que le moment de prendre des leçons de chant, était arrivé. J'avais les notes, mais aucune base solide.

© DR

Pourquoi avez-vous choisi de partir à Bologne justement, pour étudier au Conservatoire Martini ?
E.S. : C'est un peu par hasard, car à Forli je ne savais pas que j'allais devenir un jour chanteur lyrique, mais lorsque j'ai commencé à suivre des leçons de chant avec un professeur, tout est devenu clair ; j’ai compris que c'était ce que je voulais faire et j'ai rencontré un enseignant qui intervenait au conservatoire et m'a convaincu de passer l'examen d'entrée au conservatoire de celui de Bologne. Je l'ai préparé et un an plus tard me suis retrouvé dans cette ville.
 
Comment avez-vous vécu la découverte de votre typologie vocale et donc de votre tessiture de ténor ? A-t-il été facile pour vous d'accepter de ne pas être baryton ou basse ?
 E.S. : Cela n'a pas été facile, car la nature est étrange. Un « talent » peut être caché et ne se révéler que lentement. Lorsque je suis arrivé au Conservatoire de Bologne, j'ai fait ce que j'ai pu, mais je n'avais pas de technique, ce qui me pénalisait. Ma voix était pauvre en couleurs, n'avait pas d'extension et l'aigu était limité. L'année suivante j'ai passé un examen terrible où j'ai mal chanté, car j'avais peu dormi et j'ai eu le sentiment de n'avoir aucun talent. Par chance un professeur m'a aidé, de telle sorte qu'un an et demi plus tard les choses allaient beaucoup mieux. Cela n'a pas été facile car j'ai dû être très patient pour parvenir à chanter sur une scène d'opéra. J'ai été contraint de reprendre les bases, de faire du solfège, du piano, sans pouvoir chanter un seul air, j'ai même cru que j'allais devoir trouver un « vrai » travail, mais cet apprentissage sérieux a finalement porté ses fruits.
 
Vous avez débuté à Bologne en 2007 : quels liens et quelle relation avez-vous construits avec cette ville dans laquelle vous habitez depuis plusieurs d'années ?
 E.S. : Ces liens sont forts car j'y ai de beaux souvenirs : j'ai travaillé comme tous les étudiants, en occupant de nombreux petits boulots et avant d'y débuter en tant que soliste, j'ai été choriste quelques mois, notamment sur une production de L'italiana in Algeri de Rossini, une expérience formidable. J'ai également participé à de petits concerts, avant que l’on ne me confie quelques phrases en soliste, de pouvoir gravir les échelons et d'aborder enfin le rôle de Lindoro.

Dans Armida à Montpellier en 2017 © Marc Ginot
 
Bien que vous ne vous considériez pas comme un « baryténor » rossinien alla Nozzari, mais comme un ténor belcantiste, vous avez renouvelé l'année dernière à Montpellier (1) un exploit, en chantant le rôle extrêmement difficile de Rinaldo dans Armida. Pour quelles raisons craignez-vous d'être « spécialisé » ?
 E.S. : Je ne souhaite pas me sentir à l'étroit dans une catégorie ou une typologie vocale, car j'apprécie énormément les Rossini sérieux, que je compte bien pouvoir chanter régulièrement, sans pour autant être connu uniquement dans ce répertoire. Je suis très heureux que l'on me confie ces partitions, mais je ne souhaite pas chanter exclusivement ces rôles. Si je n'étais apprécié que pour mes aptitudes à soutenir le répertoire de baryténor, je perdrais ma personnalité vocale, au détriment des rôles belcantistes de Donizetti ou de Bellini que j'affectionne particulièrement et qui vont me permettre de parvenir à Verdi. L'idéal serait d'alterner ces œuvres de Rossini avec Edgardo et le Duc de Mantoue.
 
Vous entretenez tout de même une histoire particulière avec la musique de Rossini car vous avez intégré l'Accademia di Pesaro et débuté grâce au fameux maestro Alberto Zedda (1918-2017), dans Il viaggio a Reims en 2009. Que vous a-t-il appris et quels souvenirs garderez-vous de lui ?
 E.S. : Le maestro Zedda est vraiment une pierre angulaire pour moi et je n'oublierai jamais le travail accompli en sa présence sur la musique de Rossini, car j'ai débuté avec lui, ce qui m'émeut rien que d’en parler ; il est très proche de moi par la pensée, je lui suis très redevable. Avant d'être connu, j'ai eu la chance de vivre des expériences inoubliables à ses côtés ; il possédait un immense savoir qu’il n’a cessé de transmettre à ceux qui, comme moi, l’ont côtoyé. Il aimait les notes, appréciait les gens curieux, mais il fallait que l'expression, la couleur, soient là, car c'est cela qui constitue un artiste et le différencie des autres. J'ai gardé cela en tête. Il ne s'est jamais énervé après moi et je me souviens de ce qu'il m'a dit un jour où je chantais l'air de Lindoro : «  Tu chantes bien, ta voix est belle, mais tu n'exprimes rien, on dirait un morceau de marbre ». Il est devenu blanc et m'a fait comprendre que je devais chanter à l'Académie comme je le ferais sur une scène face au public. J'ai donc suivi ses conseils. Ma voix se développait, ma technique prenait forme mais il fallait la travailler encore et toujours. Deux années après Armida à Gand, il m'a écouté et n'en revenait pas : il m'a félicité pour la qualité de mes aigus, ajoutant qu'il se souvenait de ma voix et ne pensait pas que j'aurais pu progresser si vite.
 

Dans "Viva la Mamma !" à l'Opéra national de Lyon © Stofleth - OnL
 
Aujourd'hui vous avez la chance de pouvoir alterner Bellini, Donizetti et l'opéra français et d'éviter ainsi de vous retrouver à l'étroit dans un répertoire ou un style. Vous venez d'interpréter le rôle de Gugielmo primo tenore dans l’opéra de Donizetti « Viva la mamma ! », dirigé par Lorenzo Viotti et mis en scène par Laurent Pelly. Parlez-nous de votre personnage et de l'atmosphère qui a accompagné cette production ?
 E.S. : Ces rôles sont très utiles pour me diriger plus régulièrement vers répertoire belcantiste et français, car Donizetti, comme Rosini, est précieux pour le répertoire lyrique, il aide à rester léger. Nous avons trouvé avec Lorenzo Viotti un air alternatif assez difficile, qui a été intégré à la partition de Donizetti pour étoffer le rôle qui est assez court. C'est une expérience que je voulais faire, surtout à Lyon, une maison d'opéra que j'aime beaucoup, car je voulais prouver que je pouvais me confronter à des rôles comiques, surtout avec un chef, un metteur en scène et une distribution aussi formidables.
 
Après avoir beaucoup chanté en Italie à vos débuts, l'essentiel de votre carrière se concentre désormais en France, en Allemagne, en Suisse, en Angleterre et en Belgique. Pourquoi les Italiens ne chantent-ils plus dans leur pays ?
 E.S. : C'est une question que l'on me pose souvent, mais la saison prochaine je serai à deux reprises en Italie ce qui est peu fréquent, la première pour Guillaume Tell à Palerme en janvier 2018 et ensuite à Naples pour Oside dans Mose in Egitto, que j'ai déjà chanté à Pesaro en 2010. C'est donc une bonne chose, car j'y ferai mes débuts. Naples est encore le plus important opéra du sud avec celui de Palermo : on y voit de très beaux spectacles. Il faut savoir que les théâtres en Italie ne payent pas, qu’il faut parfois patienter trois ans avant de toucher son salaire et que les cachets sont souvent ridiculement bas. Comment veux-tu faire ? C'est hallucinant, on sait que l'on ne sera plus payé comme avant, mais il faut rester vigilant face à de telles pratiques. Par ailleurs, tout en étant connu en dehors de l'Italie, je suis sous-estimé et donc sous-employé dans mon propre pays, qui a tendance à me considérer comme un ténor léger, alors que ma voix s'est développée. Les directeurs italiens ne cherchent donc pas à me proposer d'autres rôles, préférant faire appel aux étrangers surtout Américains.
Dans cinq ans je commencerai à aborder les premiers Verdi, comme I Masnadieri, et j'espère que l'Italie me fera confiance. Pesaro est un festival où j'aimerais retourner, mais je ne suis pas prêt à tuer ma mère pour y chanter comme le feraient certains. C'est un lieu fabuleux pour lancer une carrière, mais il y a une grande tension car le poids de la presse est fort. Flórez est né là-bas et revient chaque année en star, il a le public avec lui, c'est différent. J'aimerais pouvoir y être programmé dans un opera seria, mais le meilleur parmi les meilleurs, Rinaldo (Armida) peut-être, mais surtout ne pas y débuter dans un nouveau rôle.
 
Comme de nombreux jeunes avant vous, vous avez reçu un choc en découvrant l'opéra grâce à Maria Callas et à Giuseppe di Stefano, notamment dans les enregistrements de Lucia et d'I Puritani de 1953. Comment expliquez-vous aujourd'hui encore la fascination que ces grands artistes du passé suscitent, malgré l'évolution du chant et la manière de faire de la musique ?
 
E.S. : Belle question ! Il s'agit de chanteurs particuliers, fascinants, pas seulement pour leur technique, même si celle de Callas était superlative, alors que celle de Di Stefano était plus naturelle. Au point de vue de la beauté du son, du goût, de la diction, des couleurs qu'ils obtenaient, de la sensualité qui naissait de l'union de leurs timbres, ils restent de véritables modèles. Ils se comprenaient et se complétaient, car ils étaient plus que des collègues ; une estime totale les liait. 
 
Propos recueillis et traduits de l'italien par François Lesueur, le 1er juillet 2017

(1) www.concertclassic.com/article/viva-la-mamma-de-donizetti-lopera-de-lyon-naouri-de-se-voir-si-belle-compte-rendu
 
(2) En février 2017
 
Rossini : La Donna del lago
10, 13, 16 & 18 novembre 2018
Marseille - Opéra
opera.marseille.fr/programmation/opera/la-donna-del-lago
 
Verdi : La Traviata
23, 26, 28, 31 décembre 2018 & 2 janvier 2019
opera.marseille.fr/programmation/opera/la-traviata
 
Verdi : Rigoletto
1er, 4, 6, 9 & 11 juin 2019
opera.marseille.fr/programmation/opera/rigoletto
 
Photo © DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles