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Une interview d’Angelin Preljocaj – « Je me veux témoin de mon temps mais je ne rejette rien »

Il s’installe pour vingt jours au Théâtre de Chaillot avec le très discuté Retour à Berratham, fait l’objet d’une exposition au Centre National du Costume de Moulins, revient à l’Opéra Royal de Versailles en décembre : Angelin Preljocaj est l’homme de cette rentrée. Trente années d’une carrière florissante avec sa compagnie, une installation solide en terre aixoise, au Pavillon noir,  des succès et des déboires, et un style inimitable, il est l’un des rares chorégraphes qui comptent aujourd’hui. Ultramoderne et romantique à la fois, ce créateur à l’abord sensible et disert, qui jette le trouble avec innocence dans ses ballets, évoque son aventure.
 
Cet anniversaire des trente ans de votre compagnie veut- il dire quelque chose pour vous ?
 
Angelin PRELJOCAJ :  Cela me permet de regarder les sinuosités qui se sont dégagées peu à peu, de faire non un bilan, mais le point sur ce qui émerge et prend du sens. Dans l’action, au fil des jours, on ne se rend pas vraiment compte des directions abordées, on puise un peu partout, la peinture, la littérature, la musique, les nouvelles technologies. Avec le recul, tout cela me parle et m’aide à me projeter dans l’avenir. Mais une chose est sûre, c’est que je suis fier et heureux de travailler avec la tribu que j’ai fondée. Au début, j’avais des doutes sur l’idée de troupe. D’autres chorégraphes fonctionnaient différemment, au coup par coup. Mais en fait j’étais possédé par une sorte de fantasme de tribu, qui me vient de ma fascination pour les Ballets Russes de Diaghilev, première compagnie de danse contemporaine, qui sollicitaient sans cesse les talents nouveaux. Garder une troupe, c’est avoir une famille artistique, une façon de travailler mieux, de faire émerger une énergie commune, une mémoire vivante. Il y a un côté social aussi dans cette aventure : je suis fier d’avoir permis à 26 danseurs de vivre de leur métier. On est 60 à travailler pour la danse au Pavillon Noir. Cela a été ma façon de voler au mercantilisme de ce monde consumériste, une entreprise qui ne rapporte, sinon un supplément d’âme, preuve que je garde une part d’idéalisme et de confiance en l’humanité, malgré les thèmes souvent très sombres de mes ballets.
 
Vos thèmes sont très contrastés, comment définissez-vous vos axes de création ?
 
A.P. : Je reste fidèle à la recherche pure, et je travaille le plus possible avec des plasticiens sur la place du corps dans notre société. Mais je trouve aussi mes inspirations ailleurs que dans la danse, grâce à des rencontres avec des artistes en tout genre, et je les injecte dans mon langage chorégraphique. J’ai eu des chocs qui m’ont fait ce que je suis : d’abord  Karin Waehner, qui m’avait fait pénétrer le monde de l’expressionisme allemand, où le danseur devait ressentir profondément chaque mouvement pour que le message dramatique passe. Puis ce fut l’opposé, Merce Cunningham : rien de viscéral là ! Le danseur n’avait plus à ressentir, mais seulement à résoudre les problématiques du mouvement, sans espace à gérer. J’ai eu aussi la joie de travailler avec Stockhausen, peu avant sa mort. Une rencontre fabuleuse qui m’a marqué à vie. Je me veux témoin de mon temps mais je ne rejette rien. Je n’aime pas « aller contre », comme le clamaient les années 80, doctrinaires, et j’adore un beau Lac des Cygnes. Il faut garder la pluralité des choses.

Que pensez vous de l’accueil mitigé réservé à Retour à Berratham lors de sa création au Festival d’ Avignon, cet été ?
 
A.P. : Je crois que ça prouve que je cherche, que je prends des risques et donc que je ne reste pas prisonnier de mon savoir-faire. Quand une forme est hybride, comme pour cette pièce, qui fait appel à un texte dit, tout le monde n’en perçoit pas les ressorts. Je songe aux débuts de l’opéra, qui bousculaient tant les usages. Les gens qui à Avignon, venaient uniquement voir de la danse ou du texte, ont  été déstabilisés, certes. Mais c’est pour moi un exercice mental important que de faire fonctionner des formes aussi différentes. C’est au regardeur de trouver les points de passage, mais je pense aussi que la Cour d’Honneur n’est pas l’endroit idéal pour faire émerger ce type de réflexion. Je tiens à dire que les représentations suivantes ont très bien marché et que les critiques ont été souvent élogieuses. J’ai dû faire face au même cas de figure pour Personne n’épouse les méduses, dans le même lieu, avec une première épouvantable. Ensuite, au Théâtre de la Ville, à Paris, la pièce a connu un grand succès ! Ceci dit, je ne me repositionne pas du tout du côté de la littérature, et je n’y ai fait appel que quatre fois en trente ans, ce qui n’est pas symptomatique! Berratham, lieu qui n’existe pas, est certes ambitieux, plus que Ce que j’appelle oubli, que j’avais fait avec le même auteur, Laurent Mauvignier. Ce migrant qui revient dans son pays dévasté par la guerre et n’y retrouve plus rien, c’est ma contribution aux problèmes du monde contemporain.
 
Avez-vous fait votre propre Retour à Berratham ?
 
A.P. Oui, certes, puisque mes parents étaient albanais, et catholiques. Je suis retourné dans le village de mon père, mais je crois que plus rien ne s’y ressemblait. Je ne repousse pas cette part balkanique en moi, et je sais que j’en porte les ténébreuses stigmates, mais avant tout, je suis français, totalement. Je suis amoureux de la raison, et j’adore les mathématiques ! Mes prochains projets n’ont rien de sombre : il s’agit d’un film sur la bande dessinée Polina, de Bastien Vives, dont j’ai déjà tourné une partie cet été, en collaboration avec la cinéaste Valérie Müller. Un pari totalement nouveau pour moi. En outre, je vais retrouver le chemin de la danse pure, mais aussi celui du conte, bien que je ne puisse rien en dire pour le moment. Et mes rêves musicaux, tout en me gardant à l’écoute de la création contemporaine, ne cessent de me ramener à Bartók, Chostakovitch ou aux derniers quatuors de Beethoven.
 
Des projets qui vont vous mener à travers le monde ?
 
A.P. Récemment, nous avons repris à Aix, Spectral Evidence (superbe spectacle, ndlr), que j’avais réglé pour les danseurs du New York City Ballet en 2013, et la Stravaganza, pour la même compagnie en 1997. Ils sont très différents, mais tous deux m’ont permis d’adapter mon style aux potentialités physiques de ces merveilleux danseurs, et il est bénéfique pour ma compagnie de se couler dans ces différences. J’aime ces confrontations, et lorsque j’ai créé Suivront Mille ans de calme, j’y ai mêlé des danseurs du Bolchoï et de ma propre compagnie. Depuis, deux danseuses du Bolchoï ont rejoint nos rangs ! Le Mariinski, le Ballet d’Ecosse me demandent aussi, et je me réjouis de redonner à Versailles mon Roméo et Juliette, conçu en 1990 avec Enki Bilal pour le Ballet de Lyon. Nous étions peu nombreux à cette époque à nous confronter à de grandes compagnies. Ce ballet est un merveilleux souvenir, et me redit combien il m’a toujours été agréable de travailler sur commande, de retrouver «  cet artisanat furieux », dont parle René Char.
 
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 10 septembre 2015

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Retour à Berratham - Paris, Palais de Chaillot, du 29 septembre au 23 octobre 2015.  www.theatre-chaillot.fr.
Exposition Preljocaj - Moulins, Centre National du costume de scène, , du 3 octobre 2015 au 3 mars 2016, www.cncs.fr
Roméo et Juliette  -Versailles, Opéra Royal, , les 17, 18, 19 et 20 décembre  2015, www.chateauversailles-spectacles.fr  

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