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Une interview d’Alex Esposito, baryton-basse – « Pour moi, l’art lyrique est théâtre avant d'être musique »

Trop rare en France alors que les principaux théâtres de Grande-Bretagne, d’Allemagne, ou d’Autriche lui font les yeux doux depuis plusieurs années, le baryton-basse bergamasque Alex Esposito (photo) sera de retour à l’Opéra de Rome où il tiendra, à partir du 20 février, le rôle d’Enrico dans l’Anna Bolena de Donizetti auprès de Maria Agresta. Nous l’avions rencontré dans la ville éternelle, au lendemain d’une exceptionnelle représentation de La Damnation de Faust signée par son complice Damiano Michieletto (1), dans un café proche du Teatro Costanzi où il aime à se produire. Une discussion à bâtons rompus s’était alors engagée, riche de réponses passionnantes sur sa profession, sa méthode de travail, sa manière de s’emparer des partitions, ses collègues et sur sa carrière aujourd’hui bien lancée. Gros plan sur un chanteur exigeant.
  
 
Vous êtes ici à Rome pour chanter le fameux Méphistofélès de La Damnation de Faust de Berlioz. Pour vous qui avez déjà interprété l'autre figure diabolique, celle du Faust de Gounod, quelles sont les différences notables que vous avez pu relever entre les deux partitions et que trouvez-vous dans l'une qui ne figure pas dans l'autre ?
 
Alex ESPOSITO : Les différences sont d’ordre théâtral et esthétique, car le personnage est peut-être moins développé chez Berlioz mais sa présence est bien plus spectaculaire : il est aussi nettement plus compliqué à interpréter, car son écriture est vocalement et dramatiquement discontinue, faute d’une trame à proprement parlé  « normale » ; nous sommes davantage du côté de la célébration chez Berlioz à la différence de Gounod, de facture plus classique et conventionnelle. La Damnation de Faust n’est pas vraiment un opéra qui suit fidèlement la pièce de Goethe et le restituer scéniquement est d’autant plus difficile. Vocalement le Méphistophélès de Berlioz est écrit assez aigu pour une voix comme la mienne, qui se situe entre la basse et le baryton : « Voici les roses » requiert un phrasé très particulier qui demande beaucoup d’attention et « La puce » est un air quasi rossinien, syllabé, pour lequel il faut trouver la ligne rêvée dans une tessiture très mouvante. L’écriture berliozienne n’est jamais aisée mais elle est d’autant plus excitante qu’elle fait appel à l’intellect. Il est globalement plus facile de trouver belle la musique de La Traviata ou de  Rigoletto que celle des Troyens qui demande plus d’efforts, mais il est de notre devoir de rendre les choses intéressantes afin que le public ne se sente pas exclu.

Mephistophélès dans la Damnation de Faust (m.e.s. Damiano Michieletto) © Yasuko Kageyama – Teatro dell’Opera di Roma
 
Le fait que La Damnation ne soit pas un opéra mais une « action théâtrale » signifie-t-il que chaque nouvelle tentative d'adaptation scénique constitue un risque?
 
A.E. : Pas pour Damiano Michieletto que je connais depuis longtemps et avec qui j’ai déjà joué La Gazza ladra et The Rake’s progress : il me connaît encore mieux que moi. Il sait qu’il peut me faire faire beaucoup de choses, car ce qu’il me demande me fait progresser et bénéficie au personnage que je dois interpréter. Il sait se mettre au niveau des gens avec lesquels il doit travailler, ne les brusque pas, ne les force pas à faire des choses contraires à leurs principes, ce qui ne l’empêche pas d’avoir des idées très précises et d’envisager très tôt le résultat final. Il nous met en condition pour que nous arrivions là où il souhaite et si nous n’y parvenons pas, il essaie de nous y amener par la parole, car il a toujours une solution pour arriver là où il veut et trouve avec nous les étapes à franchir pendant les répétitions. Ce n'est donc jamais la même chose d’un interprète à un autre.
Il fait toujours comme cela et je me souviens qu’à la reprise du Rake’s progress à Venise, j'avais visionné le DVD, mais je n'ai pas reproduit exactement ce qu’il avait fait avec mon prédécesseur, car Damiano m'a aidé à chercher dans de nouvelles directions. Il est très intelligent, comme régisseur il veut le meilleur résultat et l'obtient.
 
Vous êtes italien et chantez l'allemand, l'anglais et le français ; quelles difficultés rencontrez-vous avec la langue française et comment faites-vous pour comprendre et traduire les spécificités d'une langue que vous ne parlez pas couramment ?
 
A.E. : Je dois dire que la langue française avec toutes ses voyelles, est une langue difficile ; les sons sont similaires à l'italien, mais les voyelles nous obligent à nous faire violence. Le français même s’il est plus vocal ne me vient pas aussi naturellement que l’anglais ou l’allemand. Les « n », « nn », les liaisons, ne me sont pas aisées, elles demandent de trouver d’étranges nasalités, sans exagérer et c'est difficile, mais je fais de mon mieux pour réussir.
 
Avant d'apprendre le chant vous avez étudié le piano et l'orgue, mais vous vouliez devenir acteur. Savez-vous plus précisément aujourd’hui pourquoi la scène vous attirait tant?
 
A.E. : Je ne sais pas vraiment... je me souviens surtout d’une attraction physique pour la scène, par tout ce que représentait le spectacle ; j'ai très tôt aimé le théâtre, l'opéra, mais aussi le cirque, les crèches de Noël car elles symbolisaient une sorte de vie idéale, réelle sans l'être vraiment. Derrière le rideau il y avait un monde et représenter tout cela a toujours été pour moi magique. Enfant, j'attendais avec impatience que le rideau rouge se soulève pour savoir enfin ce qui allait se passer sur le plateau ; les marionnettes me fascinaient. J'ai toujours adoré le théâtre et le pouvoir de celui qui joue et est autorisé à transmettre des sensations, des émotions. Au cinéma aussi on se prépare à découvrir quelque chose, même s’il n'y a pas de rideau. Le trac existe, mais j’ai remarqué qu’il s'éloignait de plus en plus, car j'aime trop le public et l'envie de lui donner, de partager. C'est plus fort que la peur, comme les chiens, s'ils sentent que les autres ont de l’appréhension ils peuvent devenir nerveux, alors que si l’on ne montre rien ils ne vont pas s’énerver. Je sens le public et devine dans quel état de réceptivité il se trouve. J'ai vu des collègues trembler comme s'ils allaient faire la guerre avant d’entrer en scène, moi non.
 

© Victor Santiago

Pour ceux qui vous ont vu et entendu sur scène, il est évident que vous êtes un chanteur et un comédien, donc un artiste complet qui peut s'exprimer vocalement et scéniquement. Je voudrais savoir comment se fait le mécanisme de construction mentale quand vous apprenez un nouveau rôle : comment imaginez-vous l'aspect théâtral ? Immédiatement avec les notes ou plus tard lorsque vous savez déjà la partie musicale ?
 
A.E. : Je fais souvent un parallèle avec la cuisine, car pour moi la musique peut être vue comme un plat préparé par un grand chef, comme Alain Ducasse par exemple : pour parvenir à l’excellence nous avons tous au départ les mêmes ingrédients à notre disposition et tout a son importance. Pour moi l’art lyrique est théâtre avant d'être musique, car le compositeur et le plus souvent son librettiste, partent d’une histoire, d’un drame, donc du théâtre, avant de composer la musique. Personnellement je ne me contente pas d'un opéra bien chanté, il faut qu’il soit bien joué. Représenter un opéra comme si l’on assistait à un concert, c’est passer à côté de l’essentiel. Sinon, mieux vaut jouer les symphonies de Beethoven ! Chanter l’air du Barbier en concert accompagné au piano, je peux le faire, mais ce sera insipide, cela manquera de sel. Lorsque j’apprends un nouveau rôle, je regarde les notes, la tessiture, j’essaie de voir si je peux l'affronter, mais je fais surtout attention à ce qu’il me corresponde physiquement. J'ai déjà refusé des rôles dans lesquels je devais incarner un vieil homme. Vocalement je pourrais interpréter Oroveso ou Zaccaria, mais ils ont été écrits pour des chanteurs mûrs, ce que je ne suis pas encore ! J'ai eu une proposition pour incarner Don Pasquale, je pourrais m’y mesurer, mais je serai sans doute supérieur dans quinze ans, car il faut respecter la crédibilité du théâtre et je ne crois pas à ce carnaval qui consiste à mettre une barbe et à forcer sur le maquillage pour « faire vieux ». Peut-être que si la production était intéressante me laisserais-je tenter, mais sinon, non. J'ai refusé Don Giovanni car la difficulté n'est pas tant vocale que psychologique, ce rôle est bien trop complexe lorsqu’on l’aborde trop tôt, il demande tellement d’expérience notamment en termes de sexualité. Mais je dois admettre que si Damiano me le proposait je suis certain que j’étudierais la question avec attention. (rires).
 
Vous ne donnez pas l'impression d'avoir de problème particulier pour chanter et trouver les rôles justes adaptés à votre typologie vocale : cela ne se passe pas toujours de cette manière pour les jeunes artistes dotés d'une voix de baryton-basse. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette particularité ?
 
A.E. : Il existe tout un répertoire Hoffmann, Faust, Gounod, Berlioz, mais je répète souvent que j'ai eu la chance de trouver un maître en la personne de Rossini que je considère comme un grand compositeur et comme un extraordinaire maitre de chant : sélectif assurément, car chanter le Rossini serio en particulier est difficile. Certains interprètes le redoutent car si tu chantes mal Berlioz ou Gounod tu risques de te briser la voix en quatre ans, mais si tu chantes mal Rossini tu ne finis pas l'air que tu es en train d’interpréter : c'est bien plus fou que tout. La tessiture est une chose, mais si tu chantes le rôle comme Rossini l’a vraiment écrit, je pense à l’aria d’Alidoro « Là del ciel nell’arcano profondo » dans La Cenerentola par exemple, tu es heureux de parvenir indemne à la fin. Si Rossini avait ajouté une note supplémentaire, je me dis souvent que ce serait fatal. J’ai surpris Michele Pertusi faire le signe de croix avant d'entrer en scène, lui, qui n'est pas n'importe qui ! Ne parlons pas d’Assur dans Semiramide qui s’apparente à de la pure folie. Les rôles rossiniens sont merveilleux mais si tu chantes Berlioz, Gounod ou Verdi avec la même technique, c’est comme conduire une voiture de la même façon, tu n'y arrives pas. Il faut s'adapter.
 
Vous chantez Mozart, Rossini, Donizetti, le répertoire français, Stravinski, mais peu d'œuvres en allemand à l'exception de Zauberflöte. Pour quelles raisons avez-vous fait ce choix, pour le moment en tout cas ?
 
A.E. : Je voudrais chanter davantage ce répertoire que j'adore, mais il y a peu de personnages équivalents à Papageno et je n'ai pas la voix de Martti Talvela pour tenter Osmin. Strauss et Wagner m’attirent, mon rêve serait de pouvoir me mesurer à Wotan, mais pas aujourd’hui, dans vingt ans. Wolfram pourquoi pas ? Gurnemanz est court mais fantastique. Je me souviens d’avoir assisté à une représentation de Parsifal où Monte Pederson fascinant Klingsor, m'avait enthousiasmé, entouré par Waltraud Meier et Plácido Domingo.
 
Aujourd'hui avec l'omniprésence de l'image, les artistes doivent être en adéquation musicalement et scéniquement pour répondre à l'attente des chefs et des metteurs en scène. Comment faites-vous lorsque vous n'êtes pas totalement en accord avec la vision de l'un ou de l'autre ?
 
A.E. : C'est plutôt rare. Lorsque je me retrouve au premier jour de répétition, je suis sans a priori, que je sois face à Michieleto ou à Zeffirelli, car c'est toujours un nouveau départ et cela est très motivant. J'ai trop peur de la routine pour m’enfermer et même s’il s’agit de la dix millième représentation de Don Giovanni ou de Zauberflöte nous devons essayer de faire comme si c'était la première : c’est un devoir !
 

 Enrico VIII dans Anna Bolena de Donizetti - Teatro Donizetti di Bergamo 2015 ©  Gianfranco Rota
 
Vous avez eu la chance de chanter auprès d'illustres cantatrices, je pense à la Devia et à la Gruberova dans Lucrezia Borgia notamment, qui ont construit de prestigieuses et longues carrières dans un monde où tout va de plus en plus vite. Comment voyez-vous ces deux exceptions et que vous ont-elles apporté ?
 
A.E. : J’ai une grande admiration pour elles et j'ai été très ému de me retrouver à leur côté en scène : devoir les toucher, les bousculer parfois, me faisait presque peur, car elles représentent tellement de choses. Ce sont deux artistes très fortes et très intelligentes, qui ont su préserver leurs instruments sans les violenter et construire leurs carrières en chantant des partitions qui étaient adaptées à leurs cordes et à leurs personnalités. Elles n'ont pas voulu sauter trop précipitamment les obstacles et tout ce qu’elles ont fait a été murement réfléchi. Les deux ont des techniques de fer et quand je me suis retrouvé face à elles, j'étais tellement concentré que j’ai eu l’impression de n'être plus le personnage, mais Alex qui se disait : « Mais enfin comment font-elles pour continuer, sans renoncer à rien, pas même à un aigu » ? J'étais totalement fasciné.
Bien sûr elles n’ont plus la même agilité, la même facilité qu’autrefois, mais elles ont toujours la volonté d'y parvenir, la force de le faire, ce qui met le public à genoux. J’ai également été frappé par leur respect, leur professionnalisme, l’une comme l’autre arrivant aux répétitions avec ponctualité, habillées simplement, ne faisant jamais aucun problème, dive pour les autres, mais pas pour elles. Bien sûr quand elles entrent quelque part on sait qui elles sont, comme la Netrebko, on le sent, il se passe quelque chose, ce que l’on appelle l’aura sans doute.
 

© Victor Santiango
 
Vous êtes l'un des rares interprètes italiens à se produire régulièrement dans son pays, de Venise à Pesaro, de Rome à Bergame votre ville natale : pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?
 
A.E. : Nous vivons des moments difficiles en Italie, du point de vue culturel, surtout pour l'opéra. Pour en être arrivé là, il est évident que la politique a sa part de responsabilité, c'est terrible, mais il faut aussi voir des choses positives. L'état de la culture est bas, mais ce qui existe est en grande partie maintenu, tout cela malgré les contraintes, le manque de budget et la lassitude générale. Nous devons revoir nos positions, mais j'ai toujours voulu croire en mon pays ; les cachets ne sont pas élevés, les conditions de travail ne sont pas idéales, mais c’est mon pays, ma famille et même s’il peut arriver de se fâcher avec sa famille, nous restons toujours de la même famille. J’ai conscience que la renaissance est longue à venir, mais l’Italie va de l'avant et nous devons l’aider pour qu’elle aille mieux encore. Je dois ajouter quelque chose : il est exact que l’on est payé plus tard qu’ailleurs, mais n’étant pas dans une situation financière qui m’oblige à attendre cet argent tout de suite, je peux me permettre de patienter et si cela peut aider mon pays, je suis prêt à l’accepter. Faire ce sacrifice pour mon pays ne m’est pas impossible. Quand l’Italie payait bien et dans les temps, beaucoup d’artistes répondaient présents, plus maintenant et si tout le monde agit comme ça elle ne s’en sortira jamais.
 
Le dernier rôle dans lequel vous avez débuté est celui ô combien périlleux d'Assur dans Semiramide de Rossini, que vous reprendrez à Munich et à Venise en 2018. Le prochain sera Pagano des Lombardi de Verdi à Turin. Vous chantez peu ce compositeur pourquoi ? Est-ce avant tout un problème de tessiture ?
 
A.E. : Il y a beaucoup de rôles que je vais pouvoir aborder dans le futur, mais comme je vous l’ai dit je désire m’y préparer progressivement, sans précipitation, car une carrière doit se faire à un certain rythme : chanter Philippe II a 30 ans n'est pas impossible, mais si je dois programmer mes prises de rôles dans les cinq ans qui viennent, je sais que je prends des risques et je souhaite m’organiser calmement, débuter quand je me sentirais prêt. Je tiens à profiter de ma famille, de mes amis sans devoir enchaîner les productions.
 
Vous deviez chanter Argante dans Rinaldo au Théâtre des Champs-Elysées en 2016. Quand vous entendra-t-on à Paris ou en France ?
 
Je n'ai jamais été contacté pour participer à ce concert et mon agent n'était pas au courant non plus. Je pense que le projet a été imaginé comme un « pack » sans même l’aval du Théâtre des Champs-Elysées. Quand m'invitera-t-on ? ... Je n'ai rien en vue, mais dès qu’une proposition me parviendra je l’étudierai avec attention.
 
Propos recueillis et traduits de l’italien par François Lesueur le 22 décembre 2017

(1) www.concertclassic.com/article/la-damnation-de-faust-au-teatro-dellopera-di-roma-une-damnation-20-compte-rendu
 

Donizetti : Anna Bolena
Rome - Teatro Costanzi
20 février au 1er mars 2019
www.operaroma.it/en/shows/anna-bolena/
 
Site d'Alex Esposito : www.alexesposito.com/

Photo © Victor Santiago

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