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Une Butterfly chambriste à Lille

Trois années de travaux, cela en valait la peine. L’Opéra de Lille a retrouvé ses murs, ses plafonds peints, la sérénité de ses volumes à la fois amples et intimes, avec une salle à l’italienne dont l’acoustique se révèle précise et chaleureuse, fournissant aux chanteurs un retour flatteur. Cette nouvelle saison s’ouvrit avec un Don Giovanni incendiaire, la Madama Butterfly qui lui succéda en prit l’exact contre-pied.

Jean-François Sivadier connaît son Puccini sur le bout des doigts, sa lecture intimiste du plus parfait livret que le compositeur ait habillé en laisse sourdre les ressorts dramatiques les plus intimes avec une évidence excluant les tentations d’une relecture tapageuse. Sivadier regarde ses personnages droit dans les yeux. Le grand gagnant demeure Sharpless, caractère complexe, et généralement relégué à la nullité de sa fonction diplomatique. Le « consul » trouva en LeRoy Villanueva un acteur d’une redoutable efficacité en sus d’un baryton au timbre profus et noble. Le nœud gordien du drame de Butterfly n’est pas serré jusqu’à l’agonie par la désillusion amoureuse, le reniement des siens, la négation éperdue d’une réalité à laquelle elle a tant bien que mal survécue (son passé de geisha, évoqué au I).

C’est l’existence de son fils qui lui donnera le dernier tour de garrot. C’est l’innocence qui, une fois qu’elle lui sera ravie, la conduira au Seppuku, et cette innocence s’incarne dans l’enfant fruit de ses amours fugitives avec Pinkerton. Que l’enfant paraisse et le drame s’incarne, la musique de Puccini le dit assez. En deux gestes, Sharpless signe l’arrêt du destin : lorsque le bambin s’échappe sur la scène au III, le consul le pointe du doigt, de surprise, puis sa dextre s’ouvre, signifiant le désir de préhension : tout enfant né d’un père yankee est de fait américain. Dés lors, la messe est dite, Pinkerton pourra ravir légalement son fils, Butterfly n’aura plus qu’à reproduire le geste funèbre que son père avait commis contre lui-même sur l’ordre du Mikado.

Pour l’ultime scène, Sivadier est parvenu à une densité émotionnelle insoutenable. Butterfly se suicide à dix mètres de son enfant, Suzuki lui masquant le regard de ses mains. Seul le bruit mat de la lame tombant à terre signale que l’acte est consommé. Faites avec rien, tenue par la seule magie lyrique d’éclairages savants, et de grands rectangles d’étoffes miroitants, la mise en scène de Sivadier reposait sur la direction d’acteur, une broutille que tant des grandes signatures du théâtre lyrique négligent, préférant appliquer des couches de concepts et se réfugier dans un espace temps et une garde robe indéterminée où l’Orféo de Monteverdi porte un chapeau mou, arbore un costume de maquereau et déambule avec sa guitare électrique.

Et aussi bien la Butterfly corsée d’Eva Jenis, dont le timbre rappelle tant Scotto, le Pinkerton veule, s’illusionnant dès sa première syllabe de Evan Bovers, en grande voix, le Bonze tonitruant de Cyril Rovery, le si émouvant prince Yamadori de Christophe Gay, avec sa supplique amoureuse inutile, le Goro venimeux de Nicolas Gambatti, et devant eux la Suzuki de Liliana Mattei, plus contralto que mezzo, tous se trouvèrent naturellement placés dans les âmes de leurs personnages par cette science de la direction d’acteur.

De la fosse, Pascal Verrot donnait à la réduction minimaliste effectuée par Ettore Panizza (suppression des doublures des vents) un pouvoir évocateur augmenté, et le chœur « a bocca chiusa » en formation de chambre atteignit une fluidité sonore que Puccini rêva certainement mais qu’on entendait pour la première fois dans toutes ses nostalgiques transparences. Il serait dommage que la Salle Favart n’accueille pas cette production exemplaire, qui semble taillée à ses exactes mesures et pensée pour passer les épreuves du temps : un classique en somme, dés ses premières soirées.

Jean-Charles Hoffelé

Madama Butterfly de Giacomo Puccini, Opéra de Lille, le 13 mars 2004, jusqu’au 23 mars 2004.

Photo : Eric Le Brun – Light Motiv
 

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