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Une brève histoire de la zarzuela - II. RENAISSANCE ÉCLATANTE AU XIXe SIÈCLE

Poursuivant notre exploration de la zarzuela, après un aperçu de son époque baroque - voir le précédent chapitre de notre dossier (1) -, nous entrons de plain-pied dans le XIXe siècle. Période qui correspond peut-être à sa part la mieux connue, aussi peu qu’elle le soit sous nos cieux.
 
PETITES PRÉCISIONS
Mais auparavant, quelques précisions s’imposent, pour qui s’interrogerait toujours sur le pourquoi et le comment de ce théâtre lyrique. Puisque, entre ses 10 000 ouvrages archivés, sur les 20 000 titres répertoriés (dont beaucoup, il est vrai, perdus), répartis le long de ses quatre siècles d’existence, et ses plus de 500 compositeurs, les uns et les autres différents par le style ou l’ambition, il demeure bien aventureux de tenter de se frayer un chemin. Car, au surplus, la zarzuela manie comme à plaisir la diversité et les contradictions ; égrenant toutes les gammes, du comique échevelé au tragique le plus noir, de la légèreté aérienne à la profondeur la plus conséquente, avec la fâcheuse habitude de les mélanger.
Retenons toutefois quelques critères musicaux, généraux et non réducteurs cependant, afin de livrer des pistes : le culte du beau chant et de la mélodie, la quasi-absence de récitatifs (conséquence induite), le goût de la forme fermée et de la joliesse consonante (hors de ponctuelles audaces atonales sur la fin du genre). Le plaisir musical, en un mot.
Il y aurait aussi des particularités vocales à relever. Avec une voix reine : celle de la tiple. Cette désignation, inconnue du vocabulaire lyrique international d’origine italienne, spécifie une manière de soprano apte à l’emploi du registre de poitrine dans les graves. Son compagnon le plus habituel est le baryton, ou alors le ténor barytonnant. Le couple tiple-baryton, donc des voix intermédiaires, quand bien même le timbre de baryton reviendrait à un ténor, formant le duo des héros élus de la zarzuela. De méchant baryton, cet archétype caricatural de l’opéra, il n’est point ! ou très peu. D’où une couleur prédominante, assez sombre, qui imprègne la zarzuela, jusques et y compris son orchestration.
 
UN GENRE ESSENTIELLEMENT MADRILÈNE
Mais reprenons notre fil historique. L’irruption de Napoléon en Espagne, avec les épisodes sanglants qui s’ensuivirent (où disparaissent d’inestimables partitions de l’époque baroque, dans l’incendie du palais royal du Buen Retiro par les soins des troupes françaises en déroute), devait marquer un arrêt soudain pour la zarzuela. Les périodes troublées ne sont guère propices à la création artistique ! Elle va renaître peu après, avec éclat, mais dans une tournure différente : sur de vastes sujets historiques (à la façon du Grand Opéra à la française), ou, tout à l’opposé, devenue pièce populaire faisant les délices des foules madrilènes. Dans ce cas-ci sur des livrets gouailleurs, avec pour héros les prolétaires et gouapes des bas quartiers de Madrid – Kurt Weill est en germe, comme Wozzeck, en moins tragique. Car la zarzuela se signale essentiellement madrilène. Et c’est sous cet aspect qu’elle sera souvent mieux présentée, et suscitera à l’époque l’admiration de Saint-Saëns ou de Nietzsche.
 
RENAISSANCE
Les principaux instigateurs de ce renouveau seront, à partir de 1830, Ramón Carnicer, auteur notamment de Los enredos de un curioso, Tomás Genovés, auteur de El rapto, Basilio Basili qui écrivit en particulier El novio y el concierto, puis Rafael Hernando dont Colegialas y soldados ainsi que El duende constituent des œuvres signalées. À la suite, surviennent deux musiciens extrêmement productifs et qui installent encore davantage la nouvelle zarzuela : Joaquín Gaztambide (1822-1870) et Cristóbal Oudrid (1825-1877).
Parallèlement, se construisent à Madrid deux théâtres emblématiques, qui existent toujours : le Teatro Real destiné en 1850 à l’opéra, et le Teatro de la Zarzuela, inauguré en 1856, exclusivement consacré au genre auquel il doit son appellation (photo : la salle au XIXe siècle). Deux noms dominent alors la production lyrique : Emilio Arrieta (1821-1894), auteur de quelque quarante-cinq zarzuelas et opéras ; Marina (1855, refondu en opéra en 1871) reste son ouvrage le plus célèbre, dans une esthétique qui évoque Donizetti ou les premiers Verdi. Mais il y a Francisco Asenjo Barbieri (1823-1894), le compositeur, entre autres, de l’attachant El barberillo de Lavapiés (“ Le petit barbier de Lavapiés ”, de ce quartier populaire sorte de Belleville madrilène), et surtout en 1864, de Pan y toros (“ Du pain et des corridas ”, version hispanique de l’antique “ Du pain et des jeux ”), œuvre géniale qui serait comme du Moussorgski avant l’heure teinté de belcanto.

LA PLACE ÉMINENTE DE BARBIERI
Barbieri a su fixer les nouveaux critères. La trame doit impérativement émouvoir, avec sa charge de passions, et les sujets, volontiers complexes, porter sur des épisodes historiques espagnols, avec glorification des coutumes du pays, “ ses chants et danses, hymnes et marches nationales, et tous éléments qui constituent notre manière d’être et notre identité ”. Tel est du moins le cadre de la zarzuela grande, en trois actes, dont Barbieri se fait le champion.
Mais il plante, pareillement, les fondements de la zarzuela chica, en un acte, d’un caractère populaire plus prononcé et désormais aussi prospère : toujours dans une esthétique typiquement espagnole, mais plus spécifiquement ancrée à Madrid et à travers une action contemporaine. Madrid s’inscrit alors comme la capitale de la zarzuela, le lieu qui affirme la renommée, mais aussi le centre d’un folklore urbain qui imprègne livrets et thèmes musicaux. En même temps, voix est donnée au petit peuple des quartiers, de Madrid bien évidemment, qui devient le véritable héros de la zarzuela.

L’IRRUPTION DE TOMÁS BRETÓN
Pour autant, les italianismes affleurent encore dans le langage musical. Avec Tomás Bretón (1850-1923), irrémédiablement, c’en est fini et plus rien n’évoque l’opéra issu de l’autre péninsule. S’il a caressé d’autres ambitions (la musique de chambre, la symphonie, l’oratorio et l’opéra), Bretón fait œuvre fondatrice comme zarzueliste, avec un savoir-faire incomparable, un traitement vocal et orchestral fouillé, tout en sachant toucher au plus direct de la sensibilité. La création en 1894 de La verbena de la Paloma (au prétexte conflictuel d’une verbena, une fête nocturne de quartier, celui de la Paloma en l’espèce), scelle un moment capital de l’Histoire de la zarzuela. Désormais le genre est fermement institué. Et c’est par centaines, à partir des années 1850, que les compositeurs de zarzuelas vont se dénombrer.

CHUECA ET LE GÉNERO CHICO
De la deuxième restauration des Bourbon en 1875 jusqu’à la dictature de Primo de Rivera, l’Espagne jouit d’une période de paix et de relative prospérité. Cette époque sera aussi celle du foisonnement théâtral à Madrid. Et la capitale connaît un phénomène qui lui est propre, appelé Teatro por horas – ou théâtre par heures. Une douzaine de salles se vouent à des séries de zarzuelas courtes, désignées sous le titre générique de género chico, qui ne doivent pas excéder l’heure de représentation. Et c’est ainsi que de 8 heures du soir à 2 heures du matin alternent des spectacles où la foule se presse. Sachant combien, en ces temps effervescents, l’animation madrilène se vit jusqu’aux heures les plus tardives. De 1880 à 1910, la zarzuela chica supplante ainsi la zarzuela grande et ses trois actes destinés à occuper tout une soirée, précédemment dominante.
Les productions ne se comptent plus, ni les nouvelles réputations. Federico Chueca en est particulièrement représentatif, avec La Gran Vía, prenant en dérision un percement haussmannien en plein Madrid avec ses bouleversements sociaux, ou Agua, azucarillos y aguardiente (“ De l’eau, des bâtons de sucre et de l’eau de vie ” : la formule de l’absinthe !). Mais son succès ne se limita pas à Madrid ni même à l’Espagne, pour se répandre à travers l’Europe. La Gran Vía fait, entre autres, le tour de la péninsule italienne ; à Turin, Friedrich Nietzsche est dans la salle, qui s’en fera l’écho enthousiaste. Né en 1846 à Madrid, Chueca s’éteindra en 1908 dans cette ville à laquelle il avait voué son inspiration à travers une soixantaine de zarzuelas aux sujets gaillards, aux personnages populaires hauts en couleurs, aux rythmes musicaux prenants et sans ambages.

LA GRANDEUR DE CHAPÍ
Ruperto Chapí (1851-1909), auteur d’une autre zarzuela chica à succès, La revoltosa (“ La rebelle ”), est lui d’une tout autre trempe. “ Musicien titanesque ” (selon le mot de Miguel Roa), à la tête d’oratorios, d’œuvres symphoniques et de musique de chambre, mais aussi de quelque cent cinquante œuvres lyriques, certaines saluées par Hermann Levi (le créateur de Parsifal), Richard Strauss ou Honegger, il est l’exemple même de l’ambition que cultivent nombre de musiciens espagnols : celle d’affermir un opéra national, et il semble y avoir mis le meilleur de lui-même avec Margarita la tornera, œuvre de la fin de sa vie. Mais il y aurait aussi les ouvrages intermédiaires, comme La bruja (“ La sorcière ”, puisque décidément les remuantes héroïnes féminines sont en exergue, ici pour un sujet historique au temps de l’Inquisition) ou Curro Vargas(2) ; non pas des opéras mais des zarzuelas grandes, ambitieuses et complexes, dont l’esthétique, à grand renfort de chœurs et d’ensembles pour près de quatre heures de représentation, s’apparente à l’opéra le plus exigeant tel qu’il se pratique au même moment dans le reste de l’Europe lyrique. Mais c’est ainsi, entre la tentation de l’opéra et l’éclosion d’une forme concentrée et irréductible, que plus de 2100 zarzuelas sont créées de 1880 à 1905.
Et fermons cette conclusion provisoire, par la proposition de quelques ouvrages, toujours de manière à illustrer nos propos. En premier, La verbena de la Paloma de Bretón, un incontestable chef-d’œuvre – ce n’est pas nous qui le disons, mais Saint-Saëns (disque Novoson, sous la direction du grand Ataúlfo Argenta) ; Pan y toros de Barbieri (Novoson, une sélection dirigée par Indalecio Cisneros) ; La bruja de Chapí (Alhambra ou DG ; le premier ancien, mais dans une interprétation magnifique, avec Kraus et Berganza, sous la direction de Benito Lauret ; le second plus complet et récent, mais moins gratifiant, sous l’égide de Miguel Roa) ; et du même Chapí, La revoltosa (Novoson, dirigé par Argenta) ; aussi Agua, azucarillos y aguardiente de Chueca (BMG, dirigé par Lauret).

Pierre-René Serna
 
(1) www.concertclassic.com/article/une-breve-histoire-de-la-zarzuela-i-flora...
(2) Lire notre compte-rendu de la récente représentation au Teatro de la Zarzuela : www.concertclassic.com/article/curro-vargas-de-ruperto-chapi-au-teatro-de-la-zarzuela-de-madrid-damour-et-de-mort-compte
 
NB : Du 4 au 27 avril 2014, le Teatro de la Zarzuela programme pour douze représentations une spectacle où I Pagliacci de Leoncavallo partage l’affiche avec Black el payaso de Sorozábal . Rens. : teatrodelazarzuela.mcu.es/en/temporada/temporada-lirica/black-el-payaso-i-pagliacci-2013-2014
 
 
Pierre-René Serna est l’auteur du Guide de la Zarzuela (Bleu Nuit Editeur – 335 pp), unique et indispensable ouvrage en langue française consacré un genre musical aussi riche que méconnu de ce côté-ci des Pyrénées – ndlr
 
Photo © DR

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