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A travers le miroir, Robert Carsen révèlerait-il le vrai sujet, dissimulé jusqu’alors, du Capriccio de Richard Strauss ?

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Une discussion bavarde quant à la préséance de la musique sur le verbe ou le portrait d’une femme folle ? La deuxième proposition pourra étonner ceux qui croient connaître intimement le dernier opéra de Richard Strauss, mais Robert Carsen la justifie dans une scène finale d’anthologie qui marquera à jamais la scénographie de l’œuvre. Car ce n’est pas seulement le cœur d’une femme partagée entre son désir égal pour deux hommes, mais bel et bien le trouble psychotique qui semble avoir envahi son esprit que Carsen saisit avec une finesse d’interprétation révélatrice.

L’intensité dramatique de cette ultime scène, avec sa saisissante fuite jusqu’au bout de l’illusion théâtrale, change totalement la donne de l’œuvre. On ne se trouve plus devant le testament spirituel de Richard Strauss, mais devant un portrait psychologique d’une troublante complexité. Madeleine ne nous dit-elle pas : « La scène nous dévoile le secret de la vérité. Et comme un miroir, nous nous retrouvons nous-mêmes. La scène est le symbole fidèle de la vie. ».

Carsen situe l’action à l’époque de la création de l’œuvre, soit l’occupation allemande puisque Capriccio est censé se dérouler dans un château des environs de Paris. L’actrice Clairon est accompagnée par son amant gestapiste, tout le petit monde du château est pris dans les rais de la collaboration, ce n’est que trop clair. Madeleine assiste à la première joute oratoire entre Olivier et Flamand de la salle, éclairée par une poursuite une rien trop voyante, et pour une brève apostrophe, La Roche se glisse au premier rang des fauteuils du parterre. Tout le reste se passe en scène, et quelle scène !

La première demi-heure se déroule devant un mur brut, puis, une double porte s’ouvre dévoilant un salon fin dix-huitième avec en fond un immense miroir au tain vieilli. Ce miroir détient la vérité. Carsen accompagne finement les démêlés théoriques et esthétiques des protagonistes, et tous les chanteurs sous sa direction se révèlent excellents acteurs, mais vocalement aucun ne maîtrise sa partie et, paradoxe !, cela ne semble jamais primordial : le baryton court de Henschel fait un Comte vocalement embarrassé dès qu’il doit produire des graves, Gérald Finley possède une couleur terne, uniforme qui ne trouve jamais la flamme du discours d’Olivier, le La Roche percutant de Hawlata fait passer dans la démesure une part somme toute réduite de l’impact émotionnel de son sublime monologue, Rainer Tröst parvient à dessiner un Flamand séduisant vocalement, mais hélas il traîne son sonnet comme si le trac le rattrapait tout à coup.

Anne-Sofie von Otter est la seule à réussir la quadrature du cercle. En grande voix, sa Clairon n’est pas la théâtreuse qu’envisageait Strauss, mais vraiment une tragédienne qui manie une ironie dangereuse, vipérine presque. Portrait inédit et fascinant, jusque dans la charge. Des chanteurs italiens irrésistibles (Barry Banks et Annamaria Dell’Oste), une scène des laquais d’une élégance et d’une justesse humoristique jamais vue, l’aparté surprenante, devant le rideau retombé pour mettre en place le décor de la scène finale, de Monsieur Taupe, véritable professeur Zébulon des Hadès théâtraux croqué par la petite silhouette de Robert Tear, un très joli divertissement libre avec la délicieuse danse de Laura Hecquet, beaucoup de musiques en scène (l’accompagnement du ballet justement) parfois trop timide (le sextuor qui ouvre l’opéra), tout cela dirigé avec précision, sinon avec style et esprit par un Gunther Neuhold en service minimum.

Et Renée Fleming ? Son chant « schwarzkopfisé » ne fait plus que flirter avec la justesse, elle a renoncé à toute consonne (un comble pour un opéra qui se veut une discussion en musique), mais les couleurs sont toujours aussi belles et l’interprétation étourdi par son intelligence, au point que l’on ne parvient pas pour l’instant à imaginer cette production sans elle.

Le rideau se révèle, tous sont partis à Paris, Madeleine est seule dans un décor qui pour la première fois empli toute la scène de Garnier en longueur comme en profondeur, enfilade de toiles peintes faisant une perspective de colonnes, deux fauteuils en avant scène l’un coté court l’autre coté jardin, au fond le miroir dans l’ombre et devant, Madeleine s’adonnant à une adoration narcissique troublante comme la musique qui l’enveloppe. Mais soudain, l’on perçoit que le reflet n’est pas un reflet, mais le double de Madeleine qui lui renvoie une image partielle, et que le miroir n’est plus qu’un voile de tulle. Dans un autoérotisme intense, elle est passée de l’autre coté du miroir, et toute la scène finale la montre en proie à une folie sensuelle qui la pousse à caresser les fauteuils figurants Olivier et Flamand. La suggestion est si puissante que l’on en arrive à croire que tout l’opéra qui vient de se dérouler n’est que le produit de son imagination.

Illusion, tout n’est qu’illusion, le décor part aux cintres alors que les dernières notes résonnent, les techniciens enlèvent les fauteuils, les machinistes défont les derniers éléments, tout au fond la danseuse fait ses exercices à la barre devant un miroir pour la première fois net, Fleming est reconduite par les assistants avec des attentions inquiètes, les éclairages s’éteignent, le rideau peut tomber et l’on reste simplement stupéfié, incapable de bouger, pétrifié par l’une des plus belles idées de mise en scène qu’on n'ait jamais vu.

Chapeau bas. Surtout n’applaudissez pas trop vite, savourez cet effet magique, vous ne serez pas près d’en retrouver d’aussi puissant.

Jean-Charles Hoffelé

Capriccio de Richard Strauss, Opéra Garnier, Paris, le mardi 29 juin 2004. Jusqu’au 8 juillet 2004.

Photo : Eric Mahoudeau
 

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