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Stéphanie Paulet et Élisabeth Geiger à l’église de Sainte-Madeleine de Strasbourg - Singulière harmonie - Compte-rendu

« Vienne, Prague, Kroměříž, 1700 » – tel est le sous-titre du très séduisant concert strasbourgeois donné le 16 mai, dans le cadre de la programmation du « Rhin mystique » (1), par la violoniste Stéphanie Paulet (premier violon de l'Insula Orchestra de Laurence Équilbey) et la claviériste Élisabeth Geiger (au nombre des cinq titulaires de l'orgue du Foyer de l'Âme à Paris) : une authentique découverte, tant pour le répertoire que pour l'instrument accompagnant le violon baroque. Les œuvres entendues sont empruntées au Manuscrit XIV 726 du couvent des Minorites de Vienne (Autriche), connu de longue date mais peu exploité au concert ou au disque, lequel renferme une centaine de sonates provenant des principaux centres musicaux de l'empire. Stéphanie Paulet et Élisabeth Geiger ont sondé l'ensemble des pièces de ce recueil compilé vers 1700 pour en retenir les plus intéressantes, anonymes pour nombre d'entre elles, d'autres étant signées Heinrich Biber (1644-1704, en poste à Olomouc et Kroměříž, en Moravie, avant de fuir pour Salzbourg), assurément le plus grand nom du violon baroque germanique, Giovanni Buonaventura Viviani (1638-1693), Jan Ignác František Vojta (c.1660-c.1725), Nikolaus Faber (qui semble n'être connu que par ce manuscrit, mort en 1673 et qui aurait exercé à Strážnice, également en Moravie) ou Johann Caspar Teubner (c.1661-1697, au service de la cour de Munich).
 
C'est d'abord au disque que l'on a découvert ce programme et les conditions instrumentales si particulières de sa restitution (2), album Muso / Off The Records intitulé Minoritenkonvent : un absolu et pur enchantement, servi par une prise de son d'Aline Blondiau d'une intensité et d'une chaleureuse présence répondant à la perfection à l'engagement des musiciennes, confondantes de beauté et d'élévation, de spontanéité et de sophistication par le timbre et les affects. Parallèlement au répertoire proposé, la passionnante originalité tient au choix, pour l'accompagnement, de l'unique « positif » (sur neuf construits) d'André Silbermann aujourd'hui conservé – sachant que cette appellation sonne en porte-à-faux si l'on songe à l'instrument, modeste, ainsi généralement désigné (cf. photo !). Daté de 1719 et pensé pour le chœur de l'abbatiale de Marmoutier (Alsace) mais jamais livré, il fut installé en 1730 chez les Sœurs Grises de Haguenau. Après de multiples vicissitudes, il fut acquis par le Musée des Arts Décoratifs de Strasbourg puis, au terme de quelque soixante années de silence et de dispersion de ses éléments, minutieusement restauré en 2011-2012 (3) par Quentin Blumenroeder – auquel on doit notamment, outre l'orgue de Saint-Séverin à Paris, les restaurations ou relevages des grands Silbermann de Marmoutier, de Saint-Thomas et de Saint-Pierre-le-Jeune (illustré jadis par l'immense Helmut Walcha : la poésie à l'état pur !) à Strasbourg, où il vient d'achever la restitution de l'orgue de Sainte-Aurélie (4), grandement augmenté par Muhleisen en 1952 et qui retrouve aujourd'hui les dimensions, beaucoup plus réduites, de l'instrument original de 1718 – inauguration fin mai (5).
 
Le plus extraordinaire dans cette restauration du positif Silbermann, toujours propriété du Musée et désormais « déposé » dans la chapelle gothique (l'ancien chœur) de l'église Sainte-Madeleine de Strasbourg, c'est qu'il est le seul orgue de cette illustre dynastie de facteurs alsaciens, en dépit des dommages subis au fil du temps par la tuyauterie, à avoir conservé son harmonie d'origine. Un travail d'une extrême complexité a finalement permis de reformuler le fameux mais mystérieux tempérament Silbermann, potentiellement conservé à travers cet instrument mais qu'il fallait « réinventer » et remettre en œuvre, ce qui fut fait à l'issue d'un long processus de recherche, à la fois empirique et rigoureusement scientifique : un tempérament inégal mais progressif, d'une franche douceur tout en permettant (en regard d'un diapason relativement bas – au violon en l'occurrence de s'adapter !) de faire également sonner grandement l'instrument. Pour cette question passionnante de la redécouverte de ce tempérament historique, d'ores et déjà utilisé pour l'accord d'autres orgues, on ne saurait trop recommander la lecture de l'article suggestif de Quentin Blumenroeder publié par Orgues Nouvelles dans le numéro du printemps 2015 (6) – le CD l'accompagnant ayant été le premier à faire entendre ce positif Silbermann, sous les doigts d'Aurélien Delage. En préambule au concert du 16 mai, Quentin Blumenroeder présenta le Silbermann, invitant Élisabeth Geiger à improviser sur le plein-jeu – registration non utilisée dans l'accompagnement des œuvres du Manuscrit XIV 726 – afin de goûter l'orgue dans toute sa plénitude.
 
Du disque (où tout est possible – ce qui peut aussi relever d'un choix esthétique) au concert dans le lieu même de l'enregistrement, puissamment réverbéré, la gageure était de taille et la comparaison par avance passionnante. La suprême et lumineuse harmonie entre le violon et l'orgue, si pleinement ressentie et admirée au disque, serait-elle au rendez-vous ? Moyennant une acoustique encore plus sensible in situ (quelque peu tempérée par un public nombreux et enthousiaste) pour une présence tout aussi puissamment convaincante, force fut de constater que le miracle de la fusion des timbres se faisait de nouveau réalité sensible, se doublant de l'aventure instrumentale et émotionnelle que représente un tel programme sur le vif. Stéphanie Paulet et Élisabeth Geiger firent entendre une grande partie du CD tout en ajoutant deux autres pièces.
Avec pour commencer quatre Sonates anonymes : n°77, 87, 4 et 75, cette dernière couronnée d'une sublime passacaille – à écouter en boucle ! Puis ce fut la Sonate n°13 (pour la Pentecôte) du cycle des Rosenkranzsonaten de Biber – fameuses Sonates du Rosaire recourant au procédé de la scordatura, avec pour chaque œuvre un accord différent des cordes du violon, source d'une étrange « désorientation » pour l'instrumentiste, la note lue et jouée n'étant pas celle que l'on entend… Suivit la délicieuse Toccata n°2 de Johann Kaspar Kerll (1627-1697), de manière à faire entendre l'orgue seul, puis la Sonate n°2 du Manuscrit, signée Faber, offrant à son tour, dans son Ballo d'inspiration Renaissance, l'occasion d'entendre des registrations variées, dont le cromorne, Sonate qui elle aussi recourt à la scordatura. D'où la nécessité pour Stéphanie Paulet de disposer de trois violons, dont deux sur lesquels étaient préparés les différents accords requis par la scordatura spécifique aux pièces choisies (accord nécessairement reprécisé au moment de jouer, comme pour la position usuelle) : le violon, explique Stéphanie Paulet, a besoin de temps pour se stabiliser dans un type d'accord donné, ce qui empêche de procéder à un changement aussi radical, et à plusieurs reprises, durant un même concert – possible mais sans stabilité satisfaisante.
 
Toutes différentes, évoluant dans un spectre stylistique d'une extrême variété, de l'élégie à la danse en passant par la méditation, un lyrisme d'inspiration doloriste ou la virtuosité la plus conquérante (jeu en cordes multiples), bien que jamais sur la durée : non pas une fin en soi mais l'expression d'un affect particulier avant de rebasculer dans une humeur contrastée, toutes ces Sonates ont en commun une élévation allant de pair avec un chant pur, avec pour résultante un état général contemplatif aussi séduisant qu'ardemment communicatif.
Musique savante, indéniablement, mais aussi sensuellement accessible à chacun, servie avec un sens de la ligne, du souffle et une admirable palette dynamique par une Stéphanie Paulet revendiquant une place éminente dans la lignée des grands interprètes de Biber et de ses contemporains, cependant que l'art du clavier d'Élisabeth Geiger, d'une subtilité et d'une polyvalence affirmées, offrait un soutien d'une insolite densité : de la simple tenue de bourdon, portant et enveloppant avec autant de discrétion que de vivante stabilité la ligne et les harmoniques du violon, au jeu le plus volubile et coloré, avec à la clé nombre de splendides passages solistes. Nul doute que les deux musiciennes auront à cœur de faire entendre dans les endroits les plus divers ce programme enchanteur, mais il est probable que la magie de l'équilibre inspiré par ce positif Silbermann ne pourra s'y reproduire à l'identique – à Sainte-Madeleine seulement, et sur le disque scellant cette rencontre d'une harmonie si singulière.
 
Michel Roubinet
 
Strasbourg, église Sainte-Madeleine, 16 mai 2015
 
(1) « Le Rhin mystique – aux sources du patrimoine spirituel de la vallée rhénane » – programme 2014-2015
www.1000cathedrale.strasbourg.eu/uploads/documents/programme_Rhin_Mystique.pdf
 
(2) Minoritenkonvent (Muso mu-008) : Biber, Viviani, Vojta, Faber, Teubner & Anonymes par Stéphanie Paulet et Élisabeth Geiger – CD sorti le 19 mai 2015
www.muso.mu/#!__muso-fr
www.muso.mu/#!__muso-fr/catalogue/vstc11=minoritenkonvent
 
(3) Quentin Blumenroeder, facteur d'orgues à Haguenau (67)
www.blumenroeder.fr/pages/restaurations-orgues.html?idArt=17
 
(4) Orgue André Silbermann (1718) de Sainte-Aurélie de Strasbourg
decouverte.orgue.free.fr/orgues/staureli.htm
www.blumenroeder.fr/pages/Évenements-passes-ou-a-venir.html?idArt=55
 
(5) L'orgue de Sainte-Aurélie sera inauguré le vendredi 30 mai 2015 par François Ménissier – journée portes ouvertes le samedi 30 mai, culte d'inauguration de l'église et de l'orgue restaurés le dimanche 31 mai à 10 heures
sainte-aurélie.fr/category/concerts/
 
(6) Orgues Nouvelles, revue trimestrielle (n°28, printemps 2015)
orgues-nouvelles.weebly.com
 
Sites Internet :
 
Stéphanie Paulet
www.stephaniepaulet.com/violon/
 
Élisabeth Geiger
www.foyerdelame.fr/Faire-vivre-la-parole/organistes.html
 
Photo © DR

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