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​Senza Sangue et Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra d’Avignon -Deux dialogues poignants - Compte-rendu

Le Château de Barbe-Bleue, ouvrage à part dans le répertoire lyrique, pose toujours aux maisons d’opéra une double question : celle, d’abord, de la représentation d’une intrigue qui n’est que dialogue et où le symbole risque à tout moment d’absorber les élans de mise en scène ; celle ensuite de son couplage, l’œuvre ne durant qu’une heure à peine. L’Opéra du Grand Avignon vient de relever ce défi avec une proposition inédite. Et pour cause : l’opéra de Bartók y est précédé d’une œuvre nouvelle, écrite par Peter Eötvös (né en 1944) et destinée précisément à offrir aux théâtres lyriques un pendant au Château de Barbe- Bleue.

Senza sangue est le douzième opéra de Peter Eötvös (photo), qui compte parmi les compositeurs lyriques les plus actifs et les plus intéressants d’aujourd’hui. D’une grande diversité de style et d’effectif, recourant à des langues différentes (russe, français, anglais, allemand, japonais…), ses ouvrages sont régulièrement programmés et certains, comme Trois Sœurs (1997) et Le Balcon (2002), ont fait l’objet de plusieurs productions. Pour Senza sangue, il a choisi de conserver la langue italienne du roman original d’Alessandro Baricco, dont Mari Mezei, l’épouse du compositeur, a tiré le livret.

L’œuvre convoque le même effectif vocal et orchestral que l’opéra de Bartók, pour une durée sensiblement équivalente. Le compositeur et chef d’orchestre hongrois a souhaité, selon ses propres mots « trouver une autre forme pour raconter le contact dramatique entre deux personnages ». Mais, alors que Le Château de Barbe-Bleue est, selon lui, « une histoire abstraite », Senza sangue est « assez concret : on voit, on comprend ce qui se passe ». L’histoire, en effet, se comprend aisément alors qu’elle est peu à peu dévoilée dans les dialogues : une femme retrouve l’homme qui cinquante ans plus tôt, durant un épisode de guerre civile, a tué son père et son frère mais l’a laissée en vie. Les questions de la vengeance, de la rédemption, de l’oubli et de la volonté de renouer les fils arrachés du passé sont celles que posent les sept scènes de l’opéra, qui font un mouvement continu.

La musique de Peter Eötvös traverse ce huis clos avec une puissance dramatique évidente, mais sans céder à une écriture constamment tendue. Ainsi, les cuivres et les percussions – qui débordent de la fosse vers les loges d’avant-scène – soulignent-ils assez classiquement les moments de forte intensité dramatique, mais toute la science de l’orchestration du compositeur est mise à contribution pour faire varier les éclairages orchestraux en fonction de l’évolution des personnages. L’orchestre dépeint l’atmosphère générale des scènes : dans le prologue, la musique fait entendre le sentiment d’attente, condensation des cinquante ans qui séparent les deux rencontres de l’homme et de la femme. Ailleurs, il semble prendre en charge le regard du personnage qui écoute quand l’autre s’exprime par le chant.

Robert Alföldi, pour sa mise en scène, s’est particulièrement attaché à cet aspect, calant les expressions des personnages sur la musique. Ce sont les seuls personnages, leurs regards échangés, qui captent l’attention dans une scénographie plus que sobre.
Dans les rôles de la femme et de l’homme, la mezzo-soprano Albane Carrère et le baryton Romain Bockler, sont scéniquement très convaincants et leurs voix se montrent expressives et précises mais manquent quelque peu de puissance.

Les solistes hongrois du Château de Barbe-Bleue sont quant à eux parfaitement taillés pour les rôles de Judith et de Barbe-Bleue. Károly Szemerédy, qui débutait dans le rôle, donne au personnage du comte toute sa profondeur et son caractère insaisissable, sans âge, mélange de vigueur et de résignation. Adrienn Miksch campe une Judith moins vaillante et incisive. Ils sont portés par la direction de Peter Eötvös qui, comme dans sa propre œuvre, fait jouer avec plénitude les musiciens de l’Orchestre régional Avignon-Provence, dont il tire des couleurs magnifiques. Sa lecture, toujours équilibrée, souligne les transformations des timbres plutôt que les moments d’éclat.

Comme celle de Robert Alföldi pour Senza sangue, la mise en scène de Nadine Duffaut pour Le Château de Barbe-Bleue est remarquable de sobriété. Quelques éléments renvoient bien à l’esprit gothique de l’œuvre (le trône, le costume du héraut [le comédien Philippe Murgier] qui dit – en français – le texte du prologue), mais c’est surtout par les déplacements de Judith que la metteuse en scène donne l’idée du château. L’utilisation des lumières, signées par Philippe Grosperrin (associé à Arthur Collignon pour la création vidéo) est d’un effet fulgurant : elle traduit avec intelligence ce que disent le livret et la musique de ce château qui vit, qui pleure et qui saigne.
Les deux œuvres, dans ces productions créées en Avignon, seront redonnées le 27 juin à Budapest dans le cadre du festival et du concours d’opéra Armel.
 
Jean-Guillaume Lebrun

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Peter Eötvös : Senza sangue / Béla Bartók : Le Château de Barbe-Bleue – Avignon, Opéra, le 17 mai 2016.

Photo Peter Eötvös © Kálmán Garas

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