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Rice par le Cloud Gate Dance Theatre de Taïwan au Théâtre de la Ville - Au cœur des éléments - Compte-rendu

Encore une vocation éveillée par l’inoubliable film Les Chaussons rouges de Michael Powell, qui a suscité de puis 1948 d’innombrables vocations de danseurs. C’est avec lui que Lin Hwai-min (près de 70 ans à ce jour) eut le choc qui devait conduire sa vie. Aujourd’hui, cet extraordinaire chorégraphe et penseur, qui est aussi un écrivain d’importance, mérite de marquer son temps. A la croisée des chemins de l’Orient et de l’Occident, il a pénétré les multiples courants de la danse à la fois traditionnelle de son monde et les remises en question de la pensée dansée européenne. De sa passion, de son regard clairvoyant est née en 1973 l’extraordinaire troupe taïwanaise du Cloud Gate Dance Theatre de Taïwan, dont chaque apparition est marquante, et notamment en son pays où elle fait figure de carte d’identité nationale, comme la Scala ou la Fenice pour les Italiens.
  
De Lin Hwaï-min, on fut émerveillé notamment par Moon water en 2000, où l’on découvrait ce mélange de lenteur suspendue, cette conscience extrême du geste qui jamais ne se gaspille mais s’ourdit comme un poème, une méditation philosophique ou mystique. Avec à fleur de peau cette contraction du corps, toujours en déséquilibre aux frontières du possible, que l’on trouve aussi chez William Forsythe, dont l’influence demeure encore bien présente à ce jour même si l’époque des chocs est passée.

© Liu Chen-Hsiang
 
Ici, Lin parle du cinquième élément qui nourrit les asiatiques, Rice (le riz). : il en raconte la culture par les hommes mais aussi la pousse au gré des saisons et des éléments qui le font vivre ou le détruisent. Sur fond de vidéos d’une grande beauté figurative où la nature, filmée par le cinéaste Chan Hao-Jan, déploie ses couleurs et ses drames, les danseuses évoluent courbées, tordues, prostrées, ployées, cambrées, penchées : une déviation permanente qui donne à leurs attitudes un air d’immatérialité. Les garçons, eux trouvent leur meilleur mode d’expression dans des danses de bâtons où les roseaux  dont ils battent l’air et le sol deviennent l’arme d’une énergie vitale aussi contrôlée que furieuse.
 
Tout glisse, s’enchaîne comme un voyage au cœur de l’herbe qui ondule, du vent qui frappe ou du feu qui gronde. On se laisse porter sans nuages, sauf quand Lin, pénétré on le sait d’une culture occidentale tout à fait intégrée- il a beaucoup étudié à New York-, fait alterner les sonorités chinoises avec quelques séquences classiques fameuses : entendre « Casta diva » par Maria Callas pendant qu’ondulent ces fines silhouettes, déporte l’attention et la remet en question, presque une faute de goût. Le 4e mouvement de la 3e Symphonie de  Mahler, avec son invocation, Mensch, gêne moins. Il y a souvent chez Mahler cette sorte d’extase qui ressemble à une germination, et vers laquelle tend l’essence du ballet. Quelques petites réserves aussi pour les pieds des danseuses, agressivement crispés comme des crochets, avec une intention qui nous échappe, mais on sort pénétré de tendresse pour cet immense acte d’amour à la création qu’est la symphonie de gestes imaginée par Lin Hwaï-min, lequel dispose enfin, depuis un an, du théâtre construit pour lui à Taipei et que son art mérite.
 
Jacqueline Thuilleux

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Rice (chor. Lin Hwaï-min) - Paris, Théâtre de la Ville, 22 avril 2016
 
Photo © Liu Chen-Hsiang

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