Journal

Rencontre avec... un compositeur contemporain - Ahmed Essyad - « L'oubli est la source de toute écriture »

Installé à Aix en Provence cette année, le Festival Présences de Radio France (du 23 au 27 janvier) met l’accent sur des compositeurs de la Méditerranée tels que Henri Tomasi, Zad Multaka, Ibrahim Maalouf ou encore Ahmed Essyad.

Né à Salé en 1938, ce dernier écrit peu : en cinquante ans de vie créatrice, depuis sa rencontre avec le compositeur et pédagogue Max Deutsch en 1962, à peu près autant de partitions au catalogue, de la courte pièce soliste au grand opéra. « Il faut assumer son silence », dit-il. Et, de fait, Ahmed Essyad ne donne de la voix que lorsqu'il en ressent la nécessité intérieure.

Or, écrire de la musique, c'est d'abord donner à chanter. Ahmed Essyad a écrit nombre d’œuvres vocales et lyriques, mais c'est toute sa musique qui est portée par l'oralité, par ce rapport fondamental au souffle : « La voix impose que le geste musical soit attaché au corps de l'homme » mais, ajoute-t-il, « écrire pour un instrument suppose aussi cette prise en compte du chant intérieur, de la courbe, de la montée et la chute si naturelles de la phrase ».

Pour le compositeur, le signe tracé sur la partition n'est jamais qu'une approximation et c'est à l'interprète – au corps de l'interprète – qu'il revient de faire naître véritablement le chant : « aucune partition ne remplacerait la joie physique du son ». Cela l'amène à relativiser la distinction qu'il y aurait entre une « tradition orale » à laquelle le rattacherait sa naissance marocaine et une « culture de l'écrit » qu'il aurait rencontrée en Occident. Comme il le souligne, « le concept de l'oralité sous-tend le signe musical, y compris en Occident. Et inversement, même dans les traditions populaires dites orales, il y a bien écriture, au moins dans une mémoire ».

L'oralité et la langue

L'oralité, c'est aussi la langue. Ahmed Essyad est l'un des premiers à avoir su, avec Le Collier des ruses (créé en 1977 et repris en 1994), composer un opéra – « la culture occidentale au sommet de son art » selon Essyad – en s'appuyant sur la langue arabe. « Quand Guy Erismann m'a commandé une œuvre pour le Festival d'Avignon, le texte des maqamat d'El Hamadhânî [écrivain arabe au tournant des xe et xie siècles] s'est imposé à moi. D'une façon affective d'abord : je me souviens d'une gifle reçue de mon professeur d'arabe lorsque j'ai tenté de le contredire sur sa présentation de la poésie d'El Hamadhânî comme maniériste ; l'autre raison est qu'El Hamadhânî a vraiment structuré sa nouvelle comme s'il s'agissait d'une partition musicale, avec des longues et des courtes, et surtout un sens très profond de la ponctuation. Je suis parti de là, du chant de la langue ».

Mais Ahmed Essyad a aussi composé à partir de la langue française. Sa rencontre avec l'écrivain Bernard Noël, autour du projet de l'« opéra-lumière » L'Exercice de l'amour, a été un événement décisif – « l'une des expériences les plus extraordinaires de ma vie créatrice » dit le compositeur. En résidence tous deux à la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, l'écrivain et le compositeur élaborent la dramaturgie de l’œuvre, vaste édifice musical et poétique pour solistes, chœur et grand orchestre, puis se séparent pour travailler chacun dans son « atelier ». « Pendant un an ,resté à la chartreuse, j'attendais le texte, se souvient Ahmed Esyad. Quand j'ai reçu le texte de la première scène, tout ce que j'avais préparé est tombé à l'eau et pendant les trois mois qui ont suivi, je marchais le long du Rhône en proférant le texte : "Voici que j'ai passé la porte / laissant là-bas ma vie / comme on se déshabille". Comment retrouver cette lumière dans le geste musical ? ».

Vérité et liberté

C'est que la poésie de Bernard Noël répond comme en écho aux thèmes qui toujours requièrent le compositeur : la voix et le corps – « le Verbe est un chant » – mais aussi la tension permanente entre la règle et l'interdit, entre vérité et liberté. Ces préoccupations se retrouvent dans l'opéra Héloïse et Abélard, créé en 2001 à Mulhouse et dont Bernard Noël signe le livret, lumineux. Elles sont aussi présentes en 2005 dans le cycle Voix interdites qui convoque la voix féminine, « celle qui n'est pas audible », et celle du grand poète mystique Al-Hallaj, « tellement évidente, lumineuse et brillante qu'elle devient insupportable à la convenance ». Pour cette œuvre où la voix soliste intervient finalement assez peu (trois chants sur les neuf pièces que compte le cycle), il a fallu trouver la « ponctuation » qui convienne. Ce point d'équilibre, c'est le violoncelle qui l'apporte dans la splendide invention de la sixième pièce, Ichou, floraison mélodique longue d'un quart d'heure. Comment, cette fois encore, retrouver le geste musical ? « Presque contre ma volonté », répond le compositeur, pour qui « ce qui est oublié est décisif dans l'acte d'écriture. Ce qui est volontaire est si peu ; c'est ce qui donne sa légitimité à l'acte d'interprétation ».

La ponctuation et le temps

La ponctuation : c'est bien là l'une des caractéristiques, reconnaissable dans chaque page d'Ahmed Essyad, dans cette œuvre qui fait une si grande place à la question du temps : à la fois temps musical (ses œuvres se déroulent le plus souvent sans indication précise de mesures), temps de l'écriture (il compose tout au plus quelques minutes de musique par mois), temps de l'histoire. « Depuis le Cycle de l'eau et mon opéra L'Eau, cette réflexion sur le temps tient une place importante dans ma musique. Dans la musique orale, le temps est une richesse extraordinaire. Dans ma nouvelle œuvre, Chant alluvial [créée ce 26 janvier à Aix-en-Provence], je cherche à faire vivre des cycles de temps irréguliers, et à les faire oublier pour la phrase musicale ».

Cette nouvelle œuvre est un témoignage supplémentaire de la passion que voue Ahmed Essyad à la mystique arabe, et en particulier la poésie soufie : « ils portent une réflexion intemporelle, la quête de la meilleure manière de dire l'indicible ». Cela rejoint le rôle de la musique, tel qu'on l'entend chez Ahmed Essyad.

Jean-Guillaume Lebrun

Propos recueillis à Paris le 19 janvier 2013

Festival Présences « Les compositeurs de la Méditerranée », Aix-en-Provence du 23 au 27 janvier 2013. Renseignements : 08 20 13 20 13.
L'ensemble Accroche Note interprétera Voix interdites le 26 janvier à 14h30.
Création de Chant alluvial le 26 janvier à 20h30 par la mezzo Simona Caressa et l'Orchestre philharmonique de Radio France dirigé par Pascal Rophé (diffusion sur France Musique le 28 janvier à 20h dans le cadre des « Lundis de la contemporaine »).
À écouter : Voix interdites par l'ensemble Accroche Note (CD L'Empreinte digitale/dist. Abeille Musique, à paraître le 24 janvier), L'Exercice de l'amour (CD MFA-Radio France), Le Collier des ruses (2 CD K617)

Photo : Marthe-Lemelle
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles