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Rencontre avec… un compositeur contemporain - Steve Reich - Pulsations créatrices

En 1964, un jeune musicien enregistre dans un parc de San Francisco un prêche sur le Déluge (« It’s gonna rain » clame le frère Walter). Jouée simultanément sur deux magnétophones bon marché, les deux bandes identiques commencent à se décaler progressivement : « It’s gonna / it’s gonna rain / rain ». Steve Reich venait d’inventer le déphasage et, mine de rien, d’ouvrir tout un horizon nouveau pour la musique.

Steve Reich © Jeffrey Herman
 
La sienne tout d’abord, car Steve Reich, que la Fondation Luis Vuitton accueille pour deux jours de concerts les 2 et 3 décembre, gardera cette question du rythme, de la pulsation et de l’évolution progressive comme l’un des axes essentiels de ses compositions, sur lesquels s’agrègent des influences fortes, que le compositeur énumère lui-même : Le Sacre du printemps, Bartók pour la construction formelle (ABCBA) de ses quatuors et pour la redécouverte des modes (dorien, phrygien, lydien…). S’il reconnaît la part de hasard – et de bricolage – qui a présidé à l’invention du déphasage, il veut cependant surtout y lire la résurgence d’une forme parmi les plus anciennes de la musique : le canon.

On associe spontanément la musique de Steve Reich à la percussion. À raison, puisque ce sont les instruments que l’on retrouve, le plus constamment dans les premières œuvres d’envergure du compositeur. Aux percussions, qui sont au cœur de Drumming (1970-71), Music for pieces of wood (1973) et jusqu’aux récents Mallet Quartet (2009) et Quartet (2013), il faut ajouter le piano et toute la panoplie de gestes qui produisent un son percuté, comme en témoignent la fameuse Clapping Music (que le compositeur interprètera en ouverture de son week-end parisien) et les nombreuses œuvres où le rythme et l’énergie sont donnés par des claquements de mains (Tehillim ou l’opéra The Cave, par exemple).

La voix cependant est au moins aussi présente, sous l’influence croisée du chant grégorien et des polyphonies médiévales (très sensible dans une œuvre comme Proverb en 1995) et de l’enseignement de Luciano Berio. « Qu’est-ce qu’on peut faire avec le discours ? » est une autre question qui parcourt toute l’œuvre de Steve Reich. « Dans Drumming, la voix imite le son des instruments, à tel point que l’on ne sait pas toujours si c’est bien la voix qu’on entend, elle se fond dans la texture, de même dans Music for 18 instruments. Le véritable tournant est Tehillim en 1981, quand la voix se retrouve au centre de l’attention. Et avec Different Trains (pour quatuor à cordes et bande, 1988), on est désormais à l’opposé de Drumming : ce sont les instruments qui imitent les voix parlées ». Ce dédoublement des voix, qui semble faire parler les instruments, devient dès lors une « signature » de Steve Reich, dans les œuvres où le texte importe pour le symbole et la dramaturgie, des œuvres en prise avec le monde contemporain : City Life, The Cave, WTC 9/11.

Détail de la partition de Drumming © Fondation Louis Vuitton - Martin Argyroglo
 
Les matériaux enregistrés, depuis It’s gonna rain, font par eux-mêmes de l’œuvre de Steve Reich un témoin – et plus encore un penseur – de son temps, un chercheur de traces sonores. Vecteur de paroles et des bruits du monde, la bande magnétique (et ses succédanés modernes) est aussi chez Steve Reich le lieu premier où la musique s’écrit : les boucles de It’s gonna rain, le double préenregistré du soliste dans Vermont Counterpoint, Electric Counterpoint ou Triple Quartet. De fait, une musique très électrique : par le recours à l’enregistrement et à la diffusion par haut-parleurs, par l’amplification (la flûte de Vermont Counterpoint, le chœur de The Desert Music… et tous les instruments de l’ensemble dans City Life ou Three Tales), et par les instruments dont le compositeur fait fréquemment usage (vibraphone, guitare, basse, piano et orgue électriques). Une façon de signer son temps ? « C’est une approche pragmatique, pas une formule, répond Steve Reich. Certes, dès ma jeunesse, le contact avec la musique s’est fait davantage grâce aux disques – et donc à l’électricité – que par le concert ; mais je crois que c’est valable pour toutes les générations depuis au moins soixante ans. Ma musique est avant tout une musique de chambre plus ou moins élargie et l’amplification est une façon de renforcer certains détails. Il ne s ‘agit pas de faire sonner plus fort, mais d’équilibrer le son tout en préservant sa finesse ».
 
En parcourant près d’un demi-siècle de musiques – de Drumming au récent Pulse pour petit ensemble atypique (2 flûtes, 2 clarinettes, piano, basse électrique, 4 violons, 2 altos) – ce week-end à la Fondation Louis Vuitton en compagnie du compositeur est une invitation a dépassé les idées préconçues sur une musique souvent qualifiée à tort de minimaliste et qui en fait déploie une invention toujours renouvelée. Ou alors faut-il comprendre « minimal » comme cette « petite pensée qui peut remplir toute une vie » dont parle Ludwig Wittgenstein dans un texte dont Steve Reich a fait la matière de son Proverb.
 
Jean-Guillaume Lebrun
(Entretien avec Steve Reich réalisé le 20 novembre 2017)

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Week-end Steve Reich. Paris, Fondation Louis Vuitton. Concerts samedi 2 décembre 2017 à 20h30 et dimanche 3 décembre à 15h et 17h30, en présence du compositeur.
www.fondationlouisvuitton.fr/expositions/exposition-moma0/weekend-special-steve-reich.html

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