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Rencontre avec... un compositeur contemporain - Philippe Hersant - Expression, réminiscences et obsessions

Philippe Hersant livre en ce début d'année une nouvelle œuvre. Dreamtime, pour flûte et orchestre - qu’Emmanuel Pahud, son dédicataire, crée avec l’Orchestre de chambre de Paris et Thomas Zehetmair le 14 janvier à Paris au Théâtre des Champs-Elysées - , peut être identifié comme le dixième concerto de son riche catalogue, qui approche désormais les cent cinquante opus. Mais c'est, plus largement, toute son œuvre qui est marquée par ce rapport entre l'individu et le groupe. « J'aime la forme concertante, reconnaît le compositeur, car elle impose un équilibre, qui n'est jamais le même selon les instruments ». Il s'agit d'ailleurs bien moins d'une « forme concerto » au sens historique ou académique que d'un esprit concertant, toujours présent, y compris dans les œuvres avec chœur. Ainsi, dans le Psaume 130 (Aus tiefer Not), une œuvre de 1994, le chant du chœur est accompagné par la viole de gambe et, plus souterrainement, par la voix ténue et entêtante de l'orgue positif. Dans Désert, composé en 2002 pour la regrettée Cécile Daroux, la flûte alto affronte un chœur d'hommes, véritable et magnifique défi à l'équilibre cher au compositeur.

Cet équilibre, cette volonté de garder vives et audibles les voix individuelles prévalent tout autant dans l'écriture pour ensemble. La musique de Philippe Hersant évite soigneusement tout effet de masse : « Je m'arrête toujours avant que cela ne devienne excessif », dit-il, préférant toujours le « clair-obscur » aux pages noircies autant qu'à la pleine lumière. Ce langage exigeant en termes de clarté et de proportion met en valeur la puissance expressive des instruments, dont certains se retrouvent souvent d'une œuvre à l'autre : le violoncelle, la viole de gambe, le basson... Ce n'est cependant pas pour Philippe Hersant une question de préférence : « J'aime tous les instruments et j'ai de chacun d'eux une "image" que je cherche à exprimer ». Sans jamais écrire contre l'instrument, il en exploite souvent un aspect spécifique, propre à le faire sonner : le registre aigu du basson, le grave de la harpe, la flûte alto pour le côté « sauvage » du souffle, au piano la résonance (« de la pédale presque tout le temps ! »). Cette image sonore, Philippe Hersant reconnaît volontiers l'avoir souvent élaborée au contact des instrumentistes, à qui il a ensuite destiné plusieurs œuvres : le bassoniste Pascal Gallois, les flûtistes Jean-Luc Menet et Cécile Daroux. Pour le piano, son instrument, il a écrit deux concertos, très différents, qui sont un peu le portrait de leurs dédicataires : Streams, tout en profondeur, pour Alice Ader en 2000, et le Concerto pour piano dédié à Frank Braley dix ans plus tard, « plus digital, plus mozartien ».

S'il fait ainsi s'exprimer la musique que portent les instruments et leurs interprètes, Philippe Hersant

nourrit son écriture de réminiscences, de ce qu'il appelle ses « figures obsédantes » et qu'il rapproche de l'univers de Georg Trakl, un auteur admiré entre tous qui l'a souvent inspiré, comme avant lui Schoenberg, Webern ou plus près de nous Heinz Holliger et Philippe Boesmans – « on peut avoir l'impression que toute son œuvre n'est qu'un seul et même poème ». D'œuvre en œuvre on retrouve ainsi tel accord, tel mouvement mélodique : « il me semble qu'il y a toujours un élément d'une œuvre qui reste dans la suivante, alors même que souvent j'écris en réaction contre ce que je viens de composer. Dans Chant de l'isolé, un "triple concerto" que j'ai écrit pour le Trio Wanderer se trouve ainsi un passage très proche de mes Vêpres, que je venais d'achever ; pourtant, ces deux œuvres sont d'atmosphères très éloignées, plutôt lumineuse pour les Vêpres, très sombre pour le concerto ».

Philippe Hersant semble ainsi prolonger la vie de ces moments musicaux, arrachés ou empruntés à ses œuvres précédentes, et plongés dans un contexte nouveau. S'il ne compose qu'une partition à la fois, rien ne l'empêche de « rêver une œuvre alors qu'il travaille sur une autre ». Aussi, certaines de ses courtes pièces sont comme un « réservoir » d'idées musicales, un peu à la manière des Bagatelles de Beethoven : « d'une œuvre comme les Sept poèmes d'Emily Dickinson [créés en 2006 par la Maîtrise de Radio France] j'ai réutilisé chacune des pièces, dans mes Bagatelles ou dans des œuvres pour chœur ».

Souvenirs sauvegardés, réminiscences plus ou moins conscientes de ses propres compositions ou citations de musiques plus anciennes, ces « figures » tissent des liens au fil de l'œuvre. Tantôt point d'appui de l'imagination créatrice, parfois venant s'y superposer, elles font évoluer la forme de l'œuvre au cours même de son élaboration. « Hormis pour des ouvrages de longue haleine, comme les Vêpres, j'ai rarement une idée définitive de la forme de l'œuvre au moment où je l'entreprends. Dans Paysage avec ruines [en 1999], l'idée d'un hommage à Gesualdo était envisagé, mais je n'ai imaginé l'intervention d'une voix soliste dans cette œuvre orchestrale que plus tard, pendant la composition ». L'écriture ne se fait donc pas seulement selon un plan préétabli. Composer, pour Philippe Hersant, c'est inventer encore et toujours, quitte à souvent revenir en arrière : « il y a un côté Pénélope », s'amuse-t-il.

L'expérience cependant l'a conduit à davantage savoir où le mènera l'écriture. La multiplication des commandes aussi, désormais plus rapprochées : « ça éclaircit les idées ». Savoir terminer une œuvre, décider qu'elle est achevée, c'est aussi permettre à l'imagination de renaître et résonner ailleurs.

Jean-Guillaume Lebrun

Propos recueillis à Paris, le 27 décembre 2013.

Créations à venir :

- Dreamtime par le flûtiste Emmanuel Pahud et l'Orchestre de chambre de Paris (Théâtre des Champs-Élysées, le 14 janvier 2014).

- Chant de l'isolé par le Trio Wanderer et l'Orchestre philharmonique de Pau-Béarn (Pau, les 27 et 28 mars2014).

- Au temps du rêve par l'Ensemble contemporain du CRR de Paris (CRR de Paris, le 11 avril 2014).

À écouter : Clair Obscur par l'ensemble vocal Sequenza 9.3 (Decca), Instants limites par l'ensemble vocal Aedes (Aeon), Éphémères par Alice Ader et Musical Humors par Arnaud Thorette et l'Orchestre de Paris-Sorbonne (Triton)

À lire : Le Filtre du souvenir, entretiens avec Jean-Marc Bardot - Ed. Cig'art, 2003

Site du compositeur : www.philippehersant.com
 

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