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Piano(s) Festival de Lille - Stimulante diversité - Compte-rendu

150ème anniversaire de la naissance de Claude de France oblige, la musique de Debussy a occupé une place de choix au Piano(s) Festival, mais sans le monopoliser aucunement. Comme de coutume, la manifestation lilloise misait sur une stimulante diversité des propositions, tant en ce qui concerne les interprètes invités que les programmes.

Pour cause de salle du Nouveau Siècle en travaux, c’est l’Opéra qui accueillait cette année les concerts donnés avec l’Orchestre national de Lille. Le concert d’ouverture est consacré au triptyque des Nocturnes de Debussy puis au Concerto en sol de Ravel. Le Suisse Francesco Piemontesi (lauréat du Concours Reine Elisabeth en 2007) fait preuve d’une belle vélocité dans les mouvements rapides tout en ménageant une part de rêve dans l’Adagio assai d’un pur classicisme, renouant avec l’esprit de Mozart et de Rameau. L’accompagnement de l’Orchestre national de Lille sous la direction de Jean-Claude Casadesus sait être ludique et jubilatoire dans la folle course du final où les vents pépient de toute part dans une allégresse partagée.

Pianiste peu présent en France, l’Ecossais Steven Osborne (Premier Prix du Concours Clara Haskil en 1991) est un artiste subtil aux doigts ailés qui donne de Ravel (Miroirs, Valses nobles et sentimentales) et de Debussy (Children’s Corner) une vision assez monochrome. Malgré une réelle virtuosité, il reste en deçà de ce que l’on attend de ces œuvres ondoyantes et diverses.

Michel Dalberto offre du Prélude, Aria et Final de César Franck une conception d’une ampleur peu commune, faisant sonner l’instrument tel un orgue. Dans les Nocturnes n°6 et n°7 de Fauré, le caractère racé du discours rappelle que Dalberto a fait son miel de l’enseignement de Vlado Perlemuter dont il a percé bien des secrets fauréens. La 1ère Série des Images de Debussy se révèle de la même veine : le raffinement des timbres, la liberté de ton ouvrent les portes de l’imaginaire (Reflets dans l’eau). Un récital de toute beauté et de grande classe.

Le marathon Debussy de Philippe Cassard en six concerts tient de l’exploit. On apprécie comme toujours la qualité pédagogique et l’art de la synthèse dont fait preuve le pianiste dans ses présentations. Son Debussy est joué avec une perspicacité aiguë, une juste appréciation des mouvements et un sens naturel des respirations. On peut chercher ailleurs plus de sensualité, d’extase, voire de coloration ; mais ce programme de haute volée, outre l’intérêt de faire découvrir toute la production du musicien, a le mérite de l’intelligence et de la clairvoyance.

Respectivement défendus par Romain Descharmes et David Violi (photo), les Concertos pour piano nos 1 et 2 de Marie Jaëll (1846-1925), constituent la curiosité de l’édition 2012. Précédée d’une Ballade de Fauré, pleine de chic et de couleurs subtiles sous les doigts de Jean-Claude Pennetier, le Concerto pour piano n°1 en ré mineur crée un sacré contraste ! Daté de 1877 et dédié à Saint-Saëns, cet ouvrage en trois mouvements témoigne d’une virtuosité pour le moins démonstrative. Il n’est pas donné à tous les créateurs d’ « habiter » les traits comme savait le faire Liszt qui a tant marqué Marie Jaëll… Mais on en viendrait presque à oublier certains passages bien extérieurs tant Romain Descharmes et Josef Swensen mettent enthousiasme et conviction à défendre une partition dont on retient d’abord le mouvement lent – avec son petit je-ne-sais-quoi de slave.

Contraste encore, une heure plus tard, lorsque l’on retrouve l’ONL sur la scène de l’Opéra. Le « concerto chorégraphique » Aubade de Poulenc, élégamment ciselé par Emmanuel Strosser, prélude en effet à l’imposant Concerto n°2 en ut mineur de Marie Jaëll. Terminée en 1884 et dédiée à Eugen d’Albert, la partition est d’un seul tenant et présente un effectif orchestral bien plus imposant que celui du 1er Concerto. Une demi-douzaine d’années après ce dernier, Jaëll parvient à un résultat autrement abouti. Virtuosité plus maîtrisée, relation soliste/orchestre plus souple, plus équilibrée, orchestration plus séduisante que celle, peu inventive, du ré mineur : on se laisse prendre par l’élan généreux d’un concerto que David Violi défend – sans partition - avec une imagination sonore et un aplomb technique impressionnants, porté par la baguette toujours attentive de Swensen. Mais comme dans le 1er Concerto, il manque dans cette profusion mélodique, une grande idée thématique que l’on aurait envie de siffloter en sortant de la salle.

Au terme de ces deux concerts très applaudis, tous les curieux de piano rare sont heureux d’avoir pu assister, dans ces conditions, à la résurrection de deux partitions qui auraient pu figurer dans la collection des grands concertos romantiques de l’éditeur Hyperion. Il reste que le tamis de la postérité a retenu les concertos de Liszt, de Schumann, de Brahms, certains de ceux de Saint-Saëns ; pas ces deux opus de Marie Jaëll… Et que c’est d’abord chez Liszt, Schumann, Brahms ou Saint-Saëns par exemple que l’on s’impatiente de retrouver Descharmes et Violi, deux des plus beaux talents de la nouvelle génération pianistique française.

L’abstraction et la complexité rythmique de la 2ème Série des Images de Claude Debussy et celle des 24 Préludes (1973) de Maurice Ohana trouve en Jean-Claude Pennetier un interprète non seulement attaché à la forme, mais aussi à l’irisation des couleurs. Son exécution très engagée révèle la main d’un grand maître. Hors de toute séduction, il livre des Préludes une lecture d’une âpreté parfois granitique où les blocs d’accords, l’étagement des plans sonores, la méditation poétique, témoignent d’une approche vécue de l’intérieur, économe de tout effet, telle qu’elle lui a été transmise oralement par un compositeur solaire ennemi de toute concession.

Les programmes de Momo Kodama et de Tamara Stefanovitch se distinguent par l’intelligence de leur construction. La pianiste japonaise mêle Debussy (2 Arabesques, Estampes, Suite bergamasque, L’Isle joyeuse) à quelques pièces de Toshio Hosokawa (Etude n°1, Haiku) et de Toru Takemistu (Rain Tree Sketch). Partout, la riche sonorité de Momo Kodama s’emploie avec musicalité et tact. On reprochera seulement à l’artiste de trop nombreuses sorties de scène que nuisent à la continuité et la cohérence de sa belle mosaïque musicale.

On s’en convainc d’autant plus quelques heures après en écoutant le récital de Tamara Stefanovitch. La seule rupture de son récital tient aux quelques mots qu’elle prononce, après une Suite française n°6 de Bach aussi lisible que poétique, pour annoncer la suite du programme. Tout se déroule ensuite sans qu’un applaudissement (ce n’est pourtant pas l’envie qui nous manque !) ne perturbe l’enchaînement – magique - des Valses nobles et sentimentales et des Oiseaux tristes de Ravel, du Coulis cendré de Messiaen, des 12 Notations de Boulez, de L’Entretien des muses et de La Poule de Rameau et, pour conclure, de l’Etude « pour les huit doigts » de Debussy. Un fascinant voyage entre Baroque et XXe siècle au cours duquel Stefanovitch confirme les excellentes impressions que l’on gardait de son premier passage au Piano(s) Festival en 2011 : une intelligence aussi aiguë que sensible distingue cette magnifique interprète.

Les trois classes de maître d’Aldo Ciccolini sont un pur bonheur par la simplicité du discours et la force de l’expérience qui remplacent tant de bavardages. Dans Scarbo, Aymeric Loriaux, étudiant au Conservatoire de Lille, manifeste une maturité confortée par les conseils éclairés du maître. Un instant de grâce.

Moment impatiemment guetté du Piano(s) Festival 2012, le récital d’Aldo Ciccolini permet d’entendre l’interprète chez un auteur qu’il a beaucoup contribué à faire connaître mais auquel il n’était pas revenu depuis longtemps dans ses récitals : Déodat de Séverac. Frémissante richesse des couleurs dans Coin de cimetière au printemps et dans Les Muletiers devant le Christ de Llivia, fraîcheur innocente et tendresse infinie du premier recueil d’En vacances – où Ciccolini sait ne pas demander à la musique plus qu’elle ne saurait offrir –, humour, piquant, gourmandise de la « valse brillante » Pipperment-Get : vrai régal que ces retrouvailles avec Séverac ! Suit le Livre I des Préludes de Debussy que Ciccolini aborde avec une variété des timbres, un sens des caractères et de la respiration envoûtants. Jamais rien d’anecdotique sous ces doigts inspirés : c’est à la célébration d’un mystère poétique que l’on assiste. Public aux anges, gratifié en bis d’un Scarlatti aux reflets de nacre et d’une fière Andaluza de Granados.

Habitué des programmes sortant des sentiers battus, Wilhem Latchoumia (vainqueur du Concours de Piano d’Orléans en 2006) a su imposer son talent dans l’univers du piano contemporain. L’aisance avec laquelle il aborde les répertoires les plus ardus tient du miracle, rendant les musiques d’aujourd’hui immédiatement accessibles. Le premier concert de l’« Open Cage » qu’accueille pendant tout l’après-midi du dimanche l’auditorium de la Gare Saint-Sauveur est non seulement un plaisir auditif, mais aussi visuel. Des séquences filmées font apparaître un John Cage déconcertant et provocateur y compris par ses silences. Dans un décor psychédélique, Latchoumia jongle aussi bien sur le piano préparé que sur le toy piano en véritable alchimiste capable de transcender les sons (Music for Carillon n°2 et n°3 ; Suite for toy piano). Bravo l’artiste !

Michel Le Naour (Piemontesi-Casadesus, Osborne, Dalberto, Cassard, Pennetier/récital, Ciccolini/master classes, Latchoumia)

Alain Cochard (Concerts Marie Jaëll, Kodama, Stefanovitch, Ciccolini/récital)
 

Lille, Opéra, Conservatoire, Théâtre du Nord et Gare Saint-Sauveur, 8, 9 et 10 juin 2012
(Les deux Concertos de Marie Jaëll seront retransmis sur France Musique, le 2 juillet à 20h)

Photo : DR

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