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Parsifal mis en scène par Dmitri Tcherniakov aux Festtage de Berlin – Wagner chez Dostoïevski – Compte-rendu

Depuis 1992, Daniel Barenboim préside aux destinées musicales du Staatsoper, et depuis 1996, il a imposé à Berlin ses Festtage, à un moment de l’année où dit-il, pragmatique, «  la salle de la Philharmonie était libre ». Ce qui lui a permis de jongler entre les deux formules, l’opératique et la symphonique, pour la plus grande joie de ses musiciens de la Staatskapelle Berlin et d’un public de plus en plus gourmand. Quoi de plus impressionnant que le carnet d’adresses du pianiste et chef d’orchestre, frère des plus grands, de sa chère Martha Argerich avec laquelle il jouera à deux pianos en 2017 les Variations sur un thème de Haydn de Brahms, après les avoir dirigées dans la version orchestrale au cours de la même session, de Anne Sophie Mutter à Radu Lupu également au rendez vous l’an prochain, et bien évidemment son grand ami Zubin Mehta , auquel il confie la nouvelle production de la Femme sans ombre, mise en scène par Claus Guth. Sans parler de Yo Yo Ma et Jonas Kaufmann cette année, dans les Chants d’un Compagnon errant, ainsi que de la Philharmonie de Vienne, pour la si touffue 9e Symphonie de Mahler aussi, dans la salle de la Philharmonie.
 
Non moins remarquable sera la reprise l’an prochain encore du Parsifal mis en scène par Dmitri Tcherniakov, événement de la saison passée et de la présente, car la production, déjà si riche, a mûri et élargi sa portée. Une façon pour Barenboim de rendre hommage à ce metteur en scène qu’il a abondamment contribué à faire connaître, et dont il croit au génie : « ce terme, dit-il, c’est Chéreau qui l’a employé lorsque je le lui ai fait découvrir, alors qu’il commençait et que mes contacts avec lui n’étaient pas si faciles, car il ne parlait que russe ! ».
 
On l’avait dit à l’époque, Tcherniakov, qui n’a pas baigné dans l’imaginaire de l’Europe occidentale, a su utiliser ici son propre héritage dostoïevskien, son monde d’humiliés et offensés, son univers de paumés, d’hommes perdus en quête d’idéal, pour creuser dans la chair vive de ces errants de l’âme que sont les chevaliers du Graal, en quête d’impossible. Lieu improbable, ruinique, enfoui pour les 1er et 3e actes, comme sorti du Lebensborn pour le 2e, sur lequel règne un Klingsor répugnant, vieux commis épicier en blouse et mèche sale, entouré de gamines de tous âges aux robes fleuries que chez nous on pourrait qualifier de style Deschiens mais qui dans la culture de Tcherniakov, font plutôt penser au Quartier des Cerises de Chostakovitch.
 

© Ruth Walz

Vision peu mystique, même si le Graal est conservé dans sa forme de coupe : Tcherniakov, on l’a compris, ne fait vibrer que l’humain, malade, pourri, châtré, incestueux mais capable d’une immense lumière aussi, celle de l’amour. On l’a vu récemment dans Iolanta à l’Opéra de Paris, on y plonge encore plus profondément avec cette libération que vivent à la fin de leur calvaire, Amfortas, Kundry et Parsifal, se regardant simplement, leurs liens d’opprobre, de haine et de luxure enfin défaits. L’intensité des gestes qu’il a su mettre en place est telle que la mobilité des acteurs est à peine nécessaire, d’autant que la musique exalte le moindre frisson de leurs âmes épuisées. On sait aussi combien le metteur en scène ne fait que très rarement appel au concept de beauté, mais seulement à celui de vérité, et la justesse de son propos, l’intelligence avec laquelle il le tient, permettent de dépasser la grisaille d’un décor fait de saleté, d’obscurité, sur lequel Amfortas étale son sang et son pus, pour en arracher l’essentiel. On continue de souffrir, malgré tout, dans la blancheur médicale du 2e acte,  fait pour provoquer par sa fausse innocence, sa fraîcheur douteuse.
 
Acteurs géants, évidemment pour porter à son acmé ce Golgotha, et à peu de choses près les mêmes que l’an passé, mais avec en première ligne une Kundry totalement incendiaire, l’incomparable Waltraud Meier : à près de soixante ans, Meier fait partie de ces personnages en qui tous les défauts s’effacent au seul profit d’une vérité scénique et musicale fondamentale. Certes, les aigus sont souvent faux, certes, la voix s’éraille parfois, mais qu’importe ; le feu brûle, l’invective frappe, le désespoir porte aux larmes. Et, comme Lady Macbeth, comme Ortrud, Kundry peut s’accommoder d’une voix « sale » comme disait Verdi, sa force de frappe est ailleurs ! Ce qui s’appelle passer le mur du son.
 
On retrouve avec bonheur l’énormité épique de Wolfgang Koch en Amfortas, l’élégance glaciale de Matthias Hölle en Titurel, l’intelligence malsaine de Tömas Tömasson en Klingsor, et plus que tout la somptueuse basse de René Pape, le plus bouleversant des Gurnemanz possible, portant avec son bonnet de boueux et sa voix aussi lumineuse que le permet son timbre, toutes les douleurs d’un monde dont il est le barde et le témoin autant que la victime.
 
Pour l’Orchestre autant que pour le chef, Parsifal avec ses dimensions hypertrophiées, est une sorte de monstre. Et ce monstre va admirablement à Barenboim, c’est même ce qui lui va le mieux, sans doute. Il sait comme peu doser force et puissance, faire résonner toutes les intentions musicales, toutes les sonorités, en les portant dans un élan massif et généreux, décrypter autant que solliciter tous les ressorts émotionnels. C’est ainsi que la montée de l’Enchantement du Vendredi Saint demeurera sans doute un des temps les plus inspirés de son exceptionnelle osmose avec Wagner. Epuisant, certes, mais vécu comme une transfiguration avec une Staatskapelle charnue et irradiante, que le chef sait de surcroît admirablement remercier.
 
Jacqueline Thuilleux

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Wagner : Parsifal - Berlin, Staatsoper im Schiller Theater 20 mars ; prochaines représentations les 25 et 28 mars 2016. www.staatsoper-berlin.de      

Photo @ Ruth Walz

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