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​Paavo Järvi dirige la Turangalîlâ-Symphonie – Solaire évidence – Compte-rendu

Il n’y avait pas seulement le soleil du ciel parisien pour illuminer la Philharmonie, en cet après-midi d’avril, dominical et printanier. A l’intérieur de la salle rayonnait aussi un astre, celui de la Turangalîlâ-Symphonie d’Olivier Messiaen, une nouvelle fois au programme de l’Orchestre de Paris (1).
 
Quelle musique plus solaire, en effet, que celle composée par Olivier Messiaen pour cette galaxie orchestrale, qui s’adjoint deux solistes (piano et ondes Martenot) et leurs satellites immédiats, vibraphone, célesta, jeu de timbres, sans oublier l’anneau de Saturne des 14 pupitres de percussion ! A l’exception du Jardin du sommeil d’amour — le sixième mouvement, un calme nocturne d’une féerie lunaire — les neuf autres mouvements bouillonnent d’une joie sans éclipse, cosmique, telle cette Joie du sang des étoiles, qui éclate à mi-parcours.
Répondant à une commande de Serge Koussevitzky pour son orchestre de Boston, composée entre 1946 et 1948, dirigée à la création américaine par Leonard Bernstein, le 2 décembre 1949, la Turangalîlâ doit son nom à des vocables du sanskrit, qu’Olivier Messiaen traduit : « tout à la fois chant d’amour, hymne à la joie, temps, mouvement, rythme, vie et mort ».
 
C’est dans cet esprit aussi optimiste qu’athlétique que la dirige Paavo Järvi. A la tête d’un Orchestre de Paris superbement galvanisé, il exalte, une heure et demie durant, les embrasements d’harmonies et de timbres, les enchevêtrements de rythmes exotiques (les déci-talas hindous). Et démontre, à la veille de quitter la formation parisienne, dans quelle forme éblouissante il la transmet à son successeur, le britannique Daniel Harding.
Dommage, en revanche, que son interprétation éruptive bride les épanchements romantiques, les effusions contemplatives de cette Turangalîlâ, volet positif de la trilogie « tristanienne »  d’Olivier Messiaen, au côté du versant noir (Harawi, onze « chants d’amour et de mort ») et du volet apaisé (Les Cinq Rechants, pour chœur mixte a cappella). Romantique, Olivier Messiaen ? Autant qu’ornithologue et rythmicien, comme il aimait à se définir. Le compositeur américain Virgil Thomson, qui avait été en poste à Paris,  le présentait d’ailleurs ainsi à ses compatriotes, au moment de la création : «  Messiaen est un parfait romantique : pour lui, la forme n’est rien, le fond tout. ».

Marqué « très modéré, très tendre », le Jardin du sommeil d’amour illustre à merveille ce romantisme décomplexé : musique de songe, presqu’immobile, extatique, irisée de délicats chants d’oiseaux, pépiés dans le suraigu du piano, et comme repue, comme engourdie de volupté amoureuse, voire érotique. Devenu sur le tard un brin bigot, Olivier Messiaen se récriait quand on lui vantait la sensualité de sa musique : « elle est seulement bien harmonisée et bien instrumentée ! ».
 

Roger Muraro © DR
Ancien élève d’Yvonne Loriod et familier du couple, le pianiste Roger Muraro n’a pas ces réticences, et « incarne » au sens plein du mot, l’engagement charnel qu’appelle l’œuvre. C’est un bonheur de le voir à son clavier vivre, mimer physiquement et goulûment cette musique tour à tour tempétueuse et délicatissime. Et quelle sûreté imparable dans les attaques ! L’Anglaise Cynthia Millar tient la partie d’ondes Martenot avec un tact oxfordien, privilégiant le soutien mélodique, le renforcement de couleurs, aux spectaculaires effets de tobogan sonore qui soulèvent le cœur (« cette musique me fait vomir » pestait Pierre Boulez, qui resta brouillé un temps avec son ancien professeur du Conservatoire). En pleine découverte de l’héritage wébernien, en pleine cure d’ascétisme sériel, la Turangalîlâ, avec sa profusion baroque, ses accords parfaits de fa dièse majeur, faisait figure d’ovni. « Une œuvre qui tient du bidet et du bénitier » rageait Francis Poulenc, à la création française, en 1950, au Festival d’Aix-en-Provence. Aujourd’hui, l’œuvre témoigne d’un musicien qui, à quarante ans, est en possession d’une inspiration et d’un métier fabuleux, valorisant, dans une tradition très française, les bois. Ceux de l’Orchestre de Paris lui rendent bellement justice : Philippe Berrod (clarinette), Vincens Prats (flûte), Michel Bénet (hautbois), Marc Trénel (basson).
Très astucieusement, le concert commençait par l’énigmatique et brève méditation orchestrale de Charles Ives The Unanswered Question. Une trompette solo angoissée (perdue dans les hauteurs de la salle) interpelle vainement un orchestre atone et monochrome, tel un ciel vide, privé de toute transcendance. A la question sans réponse de l’Américain, a donc succédé la réponse sans questionnement ni interrogation du Français — tant la musique comme la foi d’Olivier Messiaen ne sont qu’affirmation et certitude spirituelles. Dans le plein soleil de l’évidence.
 
Gilles Macassar

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(1) La dernière fois le 10 décembre 2008, pour le centenaire de la naissance d’Olivier Messaiaen, avec Jean-Yves Thibaudet (piano), Tristan Murail (ondes Martenot), dir. Christophe Eschenbach  

Paris, Philharmonie 1, 10 avril 2016 

Photo © Ixi Chen

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