Journal

Ouvrir le répertoire en donnant confiance au public - Une interview de Laurent Joyeux, directeur général et artistique de l’Opéra de Dijon

Après avoir travaillé à l’Opéra de Lille, Laurent Joyeux dirige l’Opéra de Dijon depuis 2008. Outre une partie lyrique inventive et d’une qualité qu’une récente Traviata vient d’illustrer, la politique artistique qu’il met en œuvre comporte aussi un important volet instrumental, avec plusieurs ensembles et artistes en résidence ou associés. Concerts de David Grimal et des Dissonances, de Jos van Immerseel et Anima Eterna, d’Andreas Staier ou encore exécutions d’ouvrages du compositeur Brice Pauset : le mois de février met particulièrement en valeur cet aspect de la programmation dijonnaise. Concertclassic en a profité pour interroger Laurent Joyeux.

Commençons par les chiffres : comment se structure le budget de l’Opéra de Dijon ?

Laurent JOYEUX : L’Opéra de Dijon regroupe deux lieux : l’Auditorium et le Grand Théâtre. Son budget est de 11 millions d’euros, financé principalement par la Ville de Dijon qui fait un effort considérable pour la culture en général et son Opéra en particulier car elle lui apporte une subvention de 7 millions, ce qui y est colossal. La Région Bourgogne finance à hauteur de 1,1 million, le Conseil général 300 000 euros et, chose nouvelle qui s’est produite sur la base du projet que j’ai proposé dans cette maison, l’Etat apporte 500 000 euros depuis 2009. S’ajoutent pratiquement 2 millions de recettes propres (billetterie, coproductions ou cessions de spectacles). Nous employons 140 équivalents temps plein.

Qu’en est-il du mécénat ?

L.J. : Il n’était encore que de 20 000 euros il y a trois ans et se situe actuellement à 80 000 euros. Nous souhaitons poursuivre le développement de ce secteur. Le Crédit Agricole est déjà vraiment un mécène, il s’engage auprès de nous sur plusieurs saisons pour l’organisation de master classes, d’académies de jeunes chanteurs et a vraiment envie de pérenniser et, je l’espère, d’augmenter son apport.

Comment avez-vous conçu le projet musical mis en œuvre depuis votre arrivée à Dijon en 2008 ? A votre arrivée vous avez trouvé un « outil » d’une grande polyvalence mais qui demeurait assez largement sous-exploité.

L.J. : Je le pense en effet. Il avait numériquement plus de titres à l’affiche qu’aujourd’hui mais les moyens consacrés à l’opéra n’étaient pas à mon sens suffisants. La première des choses a donc été de réduire le nombre d’œuvres présentées : on se situe désormais à une moyenne de 5-6 opéras par an, mais que l’on joue d’avantage. Là où autrefois on donnait deux ou trois représentations, six sont désormais proposées dans un but de diversification du public. Nous consacrons des moyens très nettement supérieurs au lyrique, avec des choix de metteurs en scène et de décorateurs, de chanteurs et de chefs plus ambitieux. Et des temps de répétition plus importants, ce qui est la clef du succès.

Et avec aussi une part importante de nouvelles productions…

L.J. : Nous essayons d’en faire le plus possible. Je pense que l’on est trop petit pour mener une politique de répertoire ; nous n’allons pas reprendre des productions données il y a deux ans, ça n’aurait pas de sens pour le public. L’Opéra de Dijon avait un vrai besoin d’ouverture du répertoire qui, en caricaturant un peu, allait de Mozart à Puccini, et encore avec des impasses importantes notamment sur le répertoire germanique. Mon projet était donc aussi de proposer des ouvrages jamais présentés à Dijon : Tristan et Isolde, L’amour des trois oranges de Prokofiev ou Turandot de Busoni par exemple. L’opéra de se résume pas à Mozart, Verdi et Puccini et nous avons l’ambition d’aborder dans les prochaines années pas mal d’aspects du répertoire germanique.

Quels sont les principaux partenaires avec lesquels vous travaillez s’agissant des coproductions ?

L.J. : Le Festival d’Aix-en-Provence et l’Opéra de Lille sont les deux piliers de nos collaborations. Mais nous avons aussi fait la reprise de Tristan en Isolde en coproduction avec Angers-Nantes Opéra et il y a pour la suite d’autres projets avec d’autres maisons. Nous allons aussi travailler avec la Fondation Royaumont car, parmi nos nouvelles productions, nous cherchons à avoir, une fois par an ou tous les deux ans, une académie de jeunes chanteurs. La saison dernière c’était Didon et Enée de Purcell « coaché » par des musiciens du Concert d’Astrée dirigés par Jonathan Cohen, avec des master classes par Emmanuelle Haïm. Cette saison une académie se déroulera autour d’une création contemporaine, L’Opéra de la lune de Brice Pauset, et la volonté de travailler avec de jeunes chanteurs se maintiendra par la suite, en collaboration avec Royaumont donc, ou encore avec l’Académie d’Aix-en-Provence.

Parallèlement au lyrique, la programmation de l’Opéra de Dijon présente un important volet instrumental. Quels sont vos choix en ce domaine ?

L.J. : En caricaturant un peu les choses, je dirais qu’il y avait avant mon arrivée une politique de «garage de luxe ». De beaux concerts, de grands orchestres, de grands chefs mais sans travail sur le répertoire, sur les œuvres qui étaient présentées. Ce qui fait que l’on se retrouvait avec les partitions célèbres que l’on entend toujours et très peu de musique baroque. Je ne parle pas de la musique contemporaine, pratiquement inexistante. Mon choix a été d’ouvrir le répertoire en donnant confiance au public, en lui donnant envie de venir faire des découvertes. Le moyen a été de s’associer à des artistes, des ensembles, d’en avoir en résidence car ils sont des guides. Si le public a adoré un concert avec un interprète il aura envie de le retrouver dans un répertoire qu’il connaît peut-être moins.

Très vite le choix de l’ensemble Les Dissonances de David Grimal s’est imposé à moi car il mêle tous les répertoires dans ses programmes et sa démarche de relecture des partitions est originale. Libre à chacun d’y adhérer ou pas, mais il est en tout cas intéressant d’écouter une symphonie de Mozart ou de Beethoven sans chef car cela renouvelle l’écoute. A chaque fois, il se passe quelque chose dans la salle avec ces musiciens qui appréhendent de manière différente la musique, le rapport au travail musical, la relation avec le public.

Pour le répertoire baroque, Emmanuelle Haïm et Le Concert d’Astrée ont un statut d’ « ensemble associé » car ils sont en résidence à l’Opéra de Lille. Je les connais depuis l’époque où j’étais en activité là-bas et j’avais beaucoup envie de travailler avec eux sur le répertoire baroque français.

Dans la ville natale de Rameau…

L.J. : En effet, et Emmanuelle est mon sens l’une des plus grandes interprètes de ce compositeur, d’où le désir de collaborer avec elle.

Nous souhaitions aussi compter parmi les ensembles associés le Chamber Orchestra of Europe, remarquable dans le domaine concertant, l’un des principaux axes de son travail à Dijon. En outre, cette formation fera son grand retour en fosse la saison prochaine pour un projet que je ne peux pas encore dévoiler.

Nous collaborons évidemment aussi avec l’Orchestre Dijon-Bourgogne, un ensemble qui nous est associé de façon naturelle. Il faisait auparavant partie de l’Opéra et est désormais géré par une structure autonome, ce qui lui permet de se développer, d’inviter des chefs, d’avoir un programme symphonique, possibilités qui ne pouvaient lui être offertes dans la cadre de l’Opéra dont il constitue l’orchestre de fosse. Ses qualités se développent d’ailleurs de façon impressionnante.

Entre tout ça il manquait une approche de relecture du répertoire jusqu’à Wagner : c’est la tâche d’Anima Eterna et de Jos van Immerseel, avec une démarche sur instruments authentiques et un énorme travail de recherche musicologique préalable.

Enfin, la saison en cours a été marquée par l’arrivée d’un nouvel artiste en résidence : le claveciniste et pianofortiste Andreas Staier. C’est un musicien d’une rigueur incroyable, mais toujours avec une émotion et une modestie très particulières. On peut l’entendre aussi bien dans du J.S. Bach en soliste ou dans du CPE Bach avec le Freiburger Barockorchester, que dans des œuvres de Schumann ou de Pauset. A Andreas Staier, comme à tous les interprètes en résidence ou associés avec lequels nous collaborons, j’essaie d’offrir la plus grande liberté dans la composition des programmes afin qu’il puisse aller au bout du travail qu’il mène à Dijon.

Et le répertoire contemporain ?

L.J. : L’idée de travailler sur le répertoire contemporain est venue dans un deuxième temps. Nous avons d’abord accueilli le Festival « Présences », ce qui a permis de réveiller un peu les choses. L’Opéra a passé des commandes à Escaich, Pauset, Dalbavie, Campo, mais il m’est apparu que ce n’était pas suffisant pour créer une vraie découverte de la musique contemporaine par un public qui n’y est pas habitué. Si l’on se familiarise avec l’univers d’un compositeur, si l’on découvre les différents aspects de sa production, progressivement on entre dans son mode de pensée, son style. C’est pourquoi j’ai fait le pari d’avoir un compositeur en résidence sur une période de cinq ans. Cela suppose des commandes bien sûr, mais pas seulement. Il s’agit aussi de jouer tout ce que ce compositeur a déjà écrit, même des œuvres relativement anciennes, de l’amener à rencontrer le public, à présenter sa musique auprès des scolaires, etc.

Je souhaitais mener à bien ce projet avec un artiste qui ne s’affirme pas en rupture totale avec tout ce qui s’est fait avant, afin que le public n’ait pas le sentiment que l’on rejette ce qu’il aime lui. Je cherchais un passeur entre des musiques plus anciennes et ses créations, et si possible quelqu’un qui serait aussi un interprète. Je me suis tourné spontanément vers Brice Pauset qui a la capacité de ne pas renier tout un héritage musical dans lequel il se reconnaît complètement et qui pratique le clavecin et le pianoforte. Il par exemple déjà donné L’Art de la Fugue. Durant cette résidence, qui se prolongera jusqu’à la saison 2015-2016, ses œuvres seront interprétées par les ensembles régionaux, mais aussi par des formations invitées, dont de grands orchestres. Pauset est un compositeur très joué en Allemagne, contrairement à la France, et du coup il n’est pas difficile de faire venir un orchestre allemand pour interpréter sa musique.

Trois ouvrages lyriques seront commandés à Brice Pauset sur cinq ans. Nous commençons cette saison avec L’opéra de la lune. Suivront un opéra autour du Ring de Wagner en 2013, puis un opéra pour un grand effectif en 2015 : Galatée à l’usine.

Quels sont les Orchestre régionaux français, ou européens, avec lesquels l’Opéra de Dijon entretient des liens privilégiés ?

L.J. : L’Orchestre national de Lille, par fidélité à mon histoire lilloise, mais surtout parce que Jean-Claude Casadesus a mené un travail formidable non seulement d’un point de vue musical mais aussi dans sa façon de toucher le public. Il a été précurseur dans le domaine du développement culturel et porte une image qui me tient à cœur. Nous travaillons également avec l’Orchestre national de Lyon qui vient au moins une fois par saison. Nous avons par ailleurs reçu à plusieurs reprises l’Orchestre du Luxembourg et Emmanuel Krivine – je garde un grand souvenir d’un concert Mahler l’an dernier ! Des fidélités se mettent par ailleurs en place avec le Freiburger Barockorchestrer, que nous accueillons plusieurs fois cette saison et durant celles à venir, on encore avec la SWR Baden Baden & Freiburg.

Quelle place réservez-vous à la danse ?

L.J. : Elle est malheureusement est un peu le parent pauvre de notre programmation mais je tiens à ce que l’on en fasse et qu’elle s’intègre dans des projets musicaux, avec des instrumentistes en chair et os en fosse ou sur le plateau. En début de saison, nous avons par exemple présenté une création confiée à la jeune Compagnie Lanabel, basée en Région Rhône-Alpes. Elle a effectué un très beau travail durant un mois de résidence autour de Bartok, Ligeti et Kodaly avec des musiciens de l’ensemble Les Dissonances. Leur spectacle ouvrait le premier volet des Bartokiades début novembre et tournera par la suite.

Mais il est évident que lorsque, avec 11 millions d’euros, on gère deux lieux, on accueille 80 000 spectateurs, on propose six productions lyriques et une programmation de 80 concerts, il reste moins de place pour la danse.

Comment le public a-t-il accueilli votre projet, comment évolue-t-il, quelles actions spécifiques lui destinez-vous ?

L.J. : Il a vraiment répondu au nouveau projet. Quand je suis arrivé nous comptions en gros 40 000 spectateurs payants ; nous en sommes aujourd’hui à près de 80 000. Le nombre d’abonnés est quant à lui passé de 1200 à 4500 en trois ans. Dijon dispose d’un vrai public de mélomanes et d’amateurs de lyrique. Sur un concert de quatuor à cordes on accueille facilement 500-600 personnes, ce qui est remarquable dans une ville de 150 000 habitants. Les six représentations de Traviata qui viennent de s’achever ont à chaque fois rempli les 1500 et quelques places de l’Auditorium.

Le public de l’Opéra de Dijon est jeune : nous comptons 27% de moins de 25 ans, ce qui témoigne de nos efforts pour renouveler le public. Nous avons une politique tarifaire jeune public à 5€ la place - en 1ère catégorie et pas caché derrière un pilier ! - et nous entreprenons aussi beaucoup d’actions culturelles dans le cadre d’un partenariat de cinq ans avec le rectorat de l’Académie de Dijon.

Toujours avec l’Education Nationale, nous menons un travail pour essayer de réconcilier le monde du spectacle vivant et celui de l’écrit, de la littérature, de la pensée. Dans ce but nous avons édité un recueil de textes, « La mélodie des choses », autour des deux thèmes de la saison, l’Italie et la Hongrie, avec des extraits littéraires qui vont de Pétrarque à Pasolini pour l’Italie par exemple. Il s’agit d’un parcours émotionnel, toujours plus ou moins connecté à des œuvres jouées durant la saison. Ce livre est offert aux jeunes qui viennent à l’Opéra, aux professeurs et à tous nos abonnés. Il n’est pas commun pour un Opéra d’éditer un tel bouquin, mais je crois beaucoup à la nécessité de réconcilier les disciplines. Le retour des professeurs et des élèves sur cette initiative est formidable !

Nous travaillons aussi sur des colloques. Nous venons d’en achever un sur Bartok en partenariat avec Sciences Po. Avec l’Université nous en aurons un sur les compositeurs contemporains, auquel participera Brice Pauset. Nous collaborons aussi avec l’Ecole Supérieure de Commerce de Dijon par l’insertion de jeunes dans les équipes de l’Opéra, mais aussi par le biais d’études que nous leur demandons, ou encore de cours donnés par certains membres de l’Opéra.

Nous nous adressons aussi au public fragile ou empêché, avec des actions à l’hôpital, en prison, dans les quartiers, et beaucoup de choses en direction des aînés. Il est important de les sortir de la maison de retraite et de les amener au spectacle.

Un gros travail est réalisé dans ces directions en s’inspirant de ce qui se pratique dans le monde anglo-saxon où l’on insiste plus sur la dimension participative. Pour casser les barrières, nous avons ainsi organisé une semaine de répétitions du Chamber Orchestra of Europe dans un lycée ; c’était l’occasion pour les élèves de suivre les répétitions au quotidien, de pousser la porte et de regarder les musiciens travailler. Un autre atelier a eu lieu dans une maison d’adultes handicapés.

Il existe certes déjà des initiatives de ce genre ailleurs en France, mais notre pays a encore des progrès à faire par rapport aux pays anglo-saxons ou à la Belgique. Bernard Foccroulle avait mené un travail exceptionnel à la Monnaie, qui se poursuit d’ailleurs avec Peter de Caluwe aujourd’hui.

Propos recueillis par Alain Cochard, le 15 janvier 2012

Programmation détaillée de l’Opéra de Dijon : www.opera-dijon.fr

> Vous souhaitez répondre à l’auteur de cet article ?

> Lire les autres articles d'Alain Cochard

Photo : DR
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles