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Ouverture de l’Année Dutilleux à la Philharmonie de Paris – Riche entrée en matière – Compte-rendu

Jusqu'au début du mois de janvier, la commémoration du centenaire d'Henri Dutilleux, né le 22 janvier 1916, n'occupait qu'une place modeste dans le programme de la Philharmonie de Paris — une simple page intercalée au milieu de la programmation de la Biennale de Quatuors. Mais à quelques jours de la date-clé, on apprenait que sur initiative du Ministère de la Culture et de la Communication et de la Mairie de Paris, la journée d'étude et le concert prévus le 22 janvier inauguraient « un hommage national qui sera rendu tout au long de l'année 2016 ». On ne peut que se réjouir de l'ampleur nouvelle donnée à cette commémoration, désormais conforme à l'importance d'un compositeur essentiel, et au rayonnement de son œuvre — la musique française la plus jouée à travers le monde, après celle de Ravel. On ne peut se défaire, en revanche, d'un sentiment de précipitation et de rattrapage in extremis, surtout si l'on songe au soin et à la persévérance avec lesquels le bi-centenaire Berlioz, en 2003, avait été anticipé et préparé (en particulier, la rude bataille, menée jusqu'à l'Elysée, entre partisans du transfert des cendres au Panthéon, et opposants !).
Laurent Bayle et Fleur Pellerin © Julien Mignot
 
Qu'importe que le train soit pris en marche, si les locomotives, en l'occurrence deux comités, filent sur les bons rails —  un comité d'honneur, présidé par Laurent Bayle, qui met la logistique de la Philharmonie au service du centenaire ; et un comité scientifique, dirigé par Pierre Gervasoni, journaliste et musicologue, auteur d'une biographie d'Henri Dutilleux (1). Sans compter, internet oblige, la mise en service d'un site officiel (2). En ce vendredi 22 janvier, dans une Philharmonie de Paris qui a fait le plein de ses auditeurs, le lancement réussi de cette « année Dutilleux » est de bon augure.
La journée a commencé en effet par un cycle de conférences de haute tenue, « Henri Dutilleux, repère d'un siècle ». De la communication de Robert Piencikowski, en charge à la Fondation Paul Sacher, à Bâle, des archives Dutilleux, à celle du jeune musicologue Maxime Joos — « du spirituel dans la nature » — toutes les interventions (de 9 h à 18 h) ont attesté d'un « cas Dutilleux » qui résiste aux étiquetages simplificateurs, aux classifications réductrices.
 
Musicien « indépendant » ? « Musicien français », comme se désignait Debussy, dans ses sonates de 1915 ? Aucune de ces appellations, qui mettaient d'ailleurs l'intéressé mal à l'aise, ne rend compte de la curiosité et l'ouverture d'esprit d'un compositeur attentif au « levain de l'étranger » (expression d'André Gide, qu'il aimait citer). Troisième mouvement des Métaboles, « Obsessionnel » est la page d'Henri Dutilleux la plus imprégnée de sérialisme, témoignant de l'intérêt discret que le musicien portait à Schoenberg et à son école. Et les audaces de son quatuor « Ainsi la nuit » ont trouvé un encouragement dans les musiques nocturnes de Bartók et la Suite lyrique d'Alban Berg. Il ressortait aussi de ces communications que la musique d'Henri Dutilleux, aussi raffinée qu'inventive, appelle impérativement des analyses esthétiques, des mises en perspective historiques. Fort peu d'ouvrages en France les ont entreprises, à l'exception des livres déjà anciens de Pierrette Mari (3) et de Daniel Imbert (4). Le comité scientifique a du pain sur la planche.
 
Quant au concert du soir, consacré à la musique de chambre, il a tenu les promesses de son ambitieux programme, qui mêlait savamment des œuvres d'Henri Dutilleux à leur héritage ravélien et debussyste. Sous l'archet subtilement lyrique de Gautier Capuçon, les Trois strophes sur le nom de Sacher, pour violoncelle solo, font écho au Trio de Ravel, à son deuxième mouvement — un « pantoum », forme poétique prisée de Baudelaire et de Victor Hugo, qui joue sur la répétition des strophes.
 
De même, sous le jeu véhément du pianiste Frank Braley, les désarticulations farouches des trois Préludes, pages des années de maturité, dans la décennie 1970, s'accordent aux foucades fantasques de la Sonate pour violon et piano de Debussy. Considéré souvent comme le sommet du catalogue d'Henri Dutilleux, le Quatuor « Ainsi la nuit », créé à Paris en 1977 puis à Washington l'année suivante, couronnait cette journée. Réunis pour la circonstance, les quatre solistes chevronnés de ce soir (Lisa Batiashvili, Valeriy Sokolov, Gérard Caussé et Gautier Capuçon) ne pouvaient tout à fait rivaliser avec une formation déjà constituée, tel le Quatuor Arditti, ou le Quatuor Arcanto, pour citer des  ensembles qui ont laissé au disque des versions de référence. Leur interprétation chaleureuse n'en rendait pas moins justice aux sonorités bruissantes proches du silence, au tissage arachnéen de ces sept mouvements, soudés par des parenthèses mêlant prémonitions et souvenirs. Le titre du dernier mouvement, « Temps suspendu », confirme d'ailleurs l'inspiration proustienne qui guide cette méditation cosmique. Recherche d'un temps en suspens, immobile, stable, dégagé des urgences et des aléas du présent. Temps en apnée, qui est celui dans lequel sont entrées désormais la musique et la postérité d'Henri Dutilleux.
 
Gilles Macassar
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22 janvier 2016, Paris, Philharmonie 2 (concert retransmis e direct sur France Musique et disponible sur le site de la chaîne pendant un mois)                        
 
(1)  Henri Dutilleux, Actes Sud/Philharmonie de Paris, 1768 p, 49 € (Fruit de plusieurs années de recherches, cette vaste fresque pointilliste — biographie à l'ancienne, qui ferait passer celles d'André Maurois ou de Stefan Zweig pour des essais d'avant-garde — impose à la fois le respect et la perplexité. L'amoncellement des faits, anecdotes et dates, finit en effet par occulter l'œuvre, qui n'est jamais décrite et analysée pour elle-même. Frustrant.)
(2) www.dutilleux 2016.com
(3)  Henri Dutilleux, Zurfluh, 1988
(4)  Henri Dutilleux, l'œuvre et le style musical, Champion-Slatkine, 1985

Photo (Gautier Capuçon et Lisa Batiashvili) © Julien Mignot

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