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Onéguine de John Cranko à Garnier – Le grand style – Compte rendu

Il faut quelques conditions pour bien apprécier l’Onéguine chorégraphié par John Cranko, entré au répertoire de l’Opéra en 2009, quarante-quatre ans après sa création à Stuttgart : d’abord oublier le chef d’œuvre de Tchaïkovski, se défaire de ses mouvements de danse obsédants, qui serpentent autour des personnages, oublier les grands airs qui jalonnent l’opéra, de Tatiana à Lenski et Gremine, Onéguine étant le moins bien servi – ce qui est justice pour ce peu sympathique personnage ! Mélodies envoûtantes par leur potentiel lyrique et tragique : rien de tout cela n’apparaît dans le ballet, puisque le créateur, prudemment, n’a pas gardé une seule note de l’opéra, tout en demeurant fidèle à Tchaïkovski. Reste ensuite à voir et revoir, pour mieux en mesurer l’intelligence, ce ballet prenant, dont la chorégraphie marie astucieusement pantomime, romantisme incandescent, grand style académique agrémenté de figures propres à Cranko, notamment des portés vertigineux, et tableaux d’ensemble d’une clarté irréprochable, ce qui permet à l’histoire de se déployer de façon très éloquente.

© Julien Benhamou - OnP
 
 Une fois parvenu à ce point de décantation, on peut pleinement apprécier la force de la fresque, les qualités de naturel et de simplicité apparente dans les rapports des personnages et surtout l’ habileté avec laquelle Cranko a su tourner la difficulté quand il se trouvait confronté à des passages strictement lyriques dont la danse ne pouvait rendre compte : ainsi la Lettre de Tatiana, remplacée par un rêve de la jeune fille qui voit apparaître dans un grand miroir la silhouette d’Onéguine, avec lequel elle danse sa passion en de grands élans tournoyants, ou l’air de Grémine, qui trouve son pendant dans un vibrant pas de deux amoureux avec Tatiana. Pour remplacer valse et mazurka du 2e acte, puis polonaise et écossaise du 3e , le chorégraphe a eu recours à une foule de pièces glanées dans des séries pour piano – dont les Les Saisons –, tandis que Roméo et Juliette servait de support  au pas de deux de Tatiana et Oneguine, et que Francesca da Rimini animait le drame du dernier acte de ses sombres couleurs. Un mélange  finement ordonné par le compositeur hambourgeois Kurt-Heinz Stolze, qui se suicida quelques années après.

 Et certes, Onéguine, une fois admis le postulat, est un ballet superbe, terriblement émouvant, beau de lignes, de costumes et de décors (dus au coûteux mais si doué Jürgen Rose, qui devait ensuite habiller et cadrer les grands ballets de John Neumeier). Et l’on se doit de rappeler qu’il s’agit là d’une résurgence, dans un style plus coulé, et dans une Allemagne d’après-guerre peu coutumière de cette école, des grands ballets classiques du XIXe siècle, mais avec une trame psychologique bien plus poussée, une ouverture au style narratif dont le sud-africain Cranko fut l’instigateur à Stuttgart, qu’il transforma en capitale chorégraphique de l’Allemagne. Ce, avant que son héritier Neumeier ne portât ce style à son apogée à Hambourg.

Une filiation dont l’Opéra rend compte avec intelligence puisqu’à cet Onéguine succèdera l’an prochain l’admirable Dame aux Camélias, chef-d’œuvre de la manière romantique du Neumeier d’alors (le ballet fut créé à Stuttgart en 1978 avant d’être repris à Hambourg, puis de devenir l’une des pièces majeure du répertoire de l’Opéra de Paris, où de grands danseurs  « maison » y brillèrent).

© Julien Benhamou - OnP

Ici, l’Opéra montre sa nouvelle garde, tout en conservant à son sommet le beau Mathieu Ganio auquel le rôle d’Onéguine va comme un gant, et la surprenante Dorothée Gilbert, qui sait parfois émouvoir. En Tatiana, il teste les récentes étoiles Amandine Albisson, Laura Hecquet, outre Sae Eun Park, première danseuse dont on guettait la prise de rôle. Avec une déception certaine dans ce dernier cas, car la jeune femme, masque froid, austère, ajoute exagérément au caractère un peu lointain de la Tatiana du 1er acte, avant de surjouer, mais sans troubler vraiment, sa grande scène finale: on ne lui contestera pas la légèreté et la largeur du parcours, l’élégance des pirouettes, mais on regrette également quelques défauts de pointe, bizarrement contournée lorsqu’elle dessine une arabesque.
 
 Son beau partenaire, Hugo Marchand, malgré des qualités plastiques évidentes, n’a pas encore la densité qui permettrait de capter la complexité du personnage d’Onéguine. Lignes admirables certes, port superbe, aisance suprême dans les bras et l’élévation, mais un masque d’orgueil trop forcé, et un menton pointé dont son 1,92 m n’a pas besoin. En revanche, émerveillement total devant l’Olga de Léonore Baulac, danseuse de la race espiègle, au fin minois et au style tout de grâce intelligente et de légèreté expressive. En face d’elle, le Lenski de Germain Louvet touche plus qu’on ne l’aurait espéré, et séduit par son engagement, tandis que l’altier Jérémy-Loup Quer, en Grémine, impressionne par son élégance et son charisme. Tous sont menés avec une fougue irrésistible par James Tuggle, un chef qui épouse ardemment la vigueur de ce drame ténébreux et de cette musique sublime, car même sans le vrai Eugène Onéguine, Tchaïkovski reste Tchaïkovski, et Pouchkine reste Pouchkine.
 
Jacqueline Thuilleux

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Onéguine (chor. John Cranko / mus. Tchaïkovski) – Paris, Palais Garnier, le 22 février ; prochaines représentations, les 27, 28 février, 1, 2, 3, 5, 6, 7 mars 2018. www.operadeparis.fr 
 
Photo © Julien Benhamou – Opéra de Paris

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