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Nocturnes par Le Malandain Ballet Biarritz à San Sebastian - Bleus à l’âme - Compte-rendu

Un beau théâtre qui a su garder sa couleur début de siècle (il fut ouvert en 1912) en se donnant depuis 2007 tous les outils d’une vraie salle moderne,  tel est ce Teatro Victoria Eugenia, autre base du Malandain Ballet Biarritz, qui, aux termes d’accord qui ont précisé cette collaboration en 2011, offre régulièrement la primeur de créations de Thierry Malandain, son chorégraphe et directeur. Un vrai écrin donc pour un programme triple, subtil, emblématique de ce créateur touché par la baguette magique d’un succès désormais international. Et pour sa compagnie de 22 danseurs, rompus à ce langage qui se tient en équilibre entre superbes cous de pieds classiques et contractions contemporaines, en dansant souvent sur la corde.
 
Là, l’objet du désir était la création de Nocturnes, sur Chopin, pour lesquels Malandain a choisi cinq pièces. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il touche au Polonais puisqu’il fit sa propre version des Sylphides, en 1990. Il dit son amour pour Chopin et son malaise devant la façon souvent légère et irresponsable dont il a été utilisé dans le ballet. Moins d’ailleurs dans le ballet scénique que dans les cours de danse où pianistes de travail scandent sans fin toutes ces pièces vidées de leur substance et devenues des rengaines. A l’exception de John Neumeier et de Jérôme Robbins, le compositeur a souvent été malmené, si l’on songe notamment à l’horrible arrangement orchestral qui sert de base aux célèbres Sylphides de Fokine.
 
Pas de vraie trame donc dans la pièce de Malandain, enchaînement d’évolutions dans un climat de liberté, de vague à l’âme et aux jambes, sans rythme précis qui le scande, sans structure qui le cadre, une promenade dans des souvenirs oubliés. Immatérialité, improvisation, telle est la couleur du Nocturne en général et telle est la teneur de ce qu’en retire le chorégraphe. Le héros se promène t’il dans ses souvenirs, est il ailleurs ou dans l’ailleurs ? Toujours est-il que cette musique révèle chez Malandain ce qu’il y a de plus intimement musical. Il est ici à sa chorégraphie comme Chopin à son piano, jouant librement avec les corps soulevés dans des étreintes légères, caressantes, glissantes, puis soudain brisées. Il les conduit sur une bande, une sorte de registre qui traverse la scène dans sa largeur, cristallisant les bouffées nostalgiques que fait remonter la musique. Une portée sur laquelle s’alignent les couples,  sans caractérisation précise, en une écriture fluide et douce.
 
Ce n’est certes pas là le ballet qui peut déclencher des acclamations nourries, car il n’y a pas de vrai fil à quoi se raccrocher, de sens, de flèche au bout de l’errance psychologique ou mystique. Mais quelle subtile ouverture sur nos mémoires que cette fresque mobile : danse oubliée, danse de limbes, en écho à d’autres plus vigoureuses et parlantes. On se laisse envelopper par ces souvenirs de willis, vêtues de tenues aussi simples et quotidiennes que possibles, « trouvées chez Emmaüs », ajoute Malandain, mi-malicieux mi-désolé, car le poète ne perd jamais une occasion de dire le grand malheur de la danse dans le resserrement de ses budgets. Mais comme dit l’adage : « quand on n’a pas de pétrole… »
 
Avec Estro, changement radical de vision et de façon de construire un ballet, fortement lié dans son essence là aussi à l’essence de la musique. La pièce fut créée à Biarritz en juillet, et on lui prédit un bel avenir car elle se déroule avec une implacable perfection gestuelle et dramatique. Tout y est à la fois harmonie et contrastes, avec ses couples  et ses ensembles animés par la joie qu’induit la force du rythme, telle que Vivaldi la conduit dans son brillant Estro armonico, qui semble créé pour la danse. Il y a quelque chose de souverainement harmonieux dans ces variations de lignes très classiques, auxquelles des extraits du Stabat Mater ajoutent des séquences recueillies, comme si l’on ne devait être ni de la jubilation ni de la douleur. Une fusion d’une grande finesse, qui laisse aussi joyeux que songeur, et émerveille par sa beauté plastique. Qui s’en plaindra ?
 
En entrée de jeu, on aura apprécié le bref Silhouette, créé en 2012 à Biarritz : une sorte d’esquisse graphique confiée au solide Frédérik Deberdt, évoluant entre un jeu de barres qui  symbolise les lignes de pensées et de travail entre lesquelles se bâtit l’univers du danseur, avec un léger souffle nijinskien pour évoquer cette prison-royaume.
 
La juxtaposition des trois œuvres, du croquis, Silhouette, à l’esquisse, Nocturnes, et à la pièce savamment structurée, Estro, dessine une sorte de portrait du chorégraphe. Mais il a bien d’autres facettes, notamment lorsqu’il se lance dans le ballet figuratif. On attend donc avec intérêt sa version de La Belle et la Bête, qui verra le jour en 2015 à l’Opéra de Versailles, lequel lui avait déjà commandé sa Cendrillon, vrai succès populaire.   
 
Jacqueline Thuilleux

San Sebastian (Espagne), Teatro Victoria Eugenia, le 9 novembre 2014. Création française à l’Opéra de Reims, les 14, 15 et 16 novembre 2014. www.operadereims.com
 

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