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Musique et cinéma – Rétrospective Fritz Lang « J’aime franchir les barrières et combiner les genres » - Une interview du DJ Jeff Mills

Quel est le rapport entre Jeff Mills, DJ de musique techno avant-gardiste mondialement connu, et Fritz Lang, illustre réalisateur allemand du temps du muet et de l’avènement du parlant ? La réponse se trouve dans La femme sur la lune, film muet réalisé par Lang en 1929. Pour inaugurer sa rétrospective consacrée au maître du film Metropolis(1) ou encore M, le maudit, la Cinémathèque a de nouveau fait appel au DJ Jeff Mills pour un ciné-mix sensoriel et futuriste. Le principe : recréer une musique en live le temps d’une projection unique en son genre. Jeff Mills s’en est fait une spécialité depuis les années 2000 travaillant sur des œuvres telles Metropolis, 2001 l’odyssée de l’espace ou encore Le voyage fantastique de Richard Fleischer. Toujours là où l’on ne l’attend pas, Mills a même franchi les barrières de la musique classique en s’associant en 2005 avec l’Orchestre National de Montpellier et le chef Alain Altinoglu le temps d’un concert unique au Pont du Gard.
Concertclassic a rencontré l’artiste américain au lendemain de sa dernière performance afin de mieux comprendre son travail et sa passion pour la musique, quelle qu’elle soit.

Vous venez de présenter un nouveau ciné-mix sur le film La femme sur la lune (1929) de Fritz Lang. Qu’avez-vous pensé de cette nouvelle expérience ?

Jeff Mills : Avant ce ciné-mix, j’ai visionné plusieurs fois le film de Fritz Lang. Il se divise en deux parties ; l’une sur la terre, l’autre sur la lune. J’ai principalement travaillé sur cette différence, mais aussi en fonction de l’humeur de la salle. La fin était plus tournée vers de la techno, ce qui a dû plaire au plus jeune public. Il s’agit du film le plus long sur lequel j’ai jamais mixé. Il fallait donc que ce ciné-mix soit de l’ordre du raisonnable. J’ai donc cherché des indices qui allaient guider ma bande originale. Pour cela, j’ai dû m’inspirer de la personnalité de chaque personnage au gré de mes différents visionnages.

Il s’agit de votre troisième collaboration avec la Cinémathèque française. Comment cette institution vous a-t-elle proposé de travailler sur ces ciné-mix ?

J.M. : Cela remonte à la rétrospective des films du réalisateur Cécil B. DeMille. Mon premier ciné-mix était sur le film Forfaiture. Je n’arrive pas à me souvenir précisément comment la Cinémathèque est venue vers moi. J’avais déjà mixé sur des films, mais jamais de cette ampleur. Je faisais plus des ciné-mix, disons underground, comme sur 2001, l’odyssée de l’espace ou encore Blade Runner. Ils en ont certainement entendu parler. Je dois avouer que l’œuvre de DeMille n’était pas du tout mon genre. Mais l’expérience fut réjouissante et nous l’avons renouvelé avec Octobre d’Einsenstein. Ici non plus, je n’ai pas choisi le film et ne sais toujours pas pourquoi on m’a demandé de mixer sur cette œuvre précise. Certainement pour son côté révolutionnaire et de lutte des classes pouvant faire échos à mon enfance passée dans la ville de Detroit. Le film d’Eisenstein a en tout cas été une très grande source d’inspiration.

Entre Sergei Eisenstein et Fritz Lang, lequel des deux vous inspire le plus ?

J.M. : Je dirai que chacun représente un aspect de ma personnalité. La Cinémathèque française a eu du flair en choisissant Octobre pour son esprit contestataire. Ce qui m’intéresse le plus chez Fritz Lang est son rapport à la science-fiction, avec par exemple cette idée de voyage sur la Lune. J’espère avoir de nouvelles commandes de la Cinémathèque, ce qui est normalement prévu. Je leur fais part de mes intérêts personnels et ils analysent la façon dont nous pourrions procéder. En ce moment, je voudrais mixer sur Frankenstein de James Whale. Je suis sûr que ma musique s’adapterait très bien à la version originale du film. Je m’intéresse aussi à certaines œuvres d’Hitchcock et bien entendu à Stanley Kubrick.

Vous avez déjà mixé sur 2001, l’odyssée de l’espace ?

J.M. : J’ai déjà mixé sur ce film à Brest, à Londres et au Japon. Mais les circonstances étaient particulières puisque je mixais le cours d’une soirée. Le public s’attendait à danser et soudainement sont apparues les images de 2001, l’odyssée de l’espace. Je n’ai donc jamais à proprement parler effectué de ciné-mix sur un film de Stanley Kubrick. Ce sera à coup sûr un moment particulier.

Qu’aimez-vous en particulier chez Stanley Kubrick ?

J.M. : Il partage avec Fritz Lang un grand intérêt pour l’approfondissement des personnages au sein d’une intrigue. C’est quelque part ce que j’essaie de faire quand je crée de la musique : me rapprocher le plus possible du sujet que je souhaite exploiter. Quand on connaît Stanley Kubrick, on peut se demander s’il n’était pas plus fasciné par la partie recherche que par le tournage du film. C’est l’un des réalisateurs les plus méticuleux qui aient jamais existé.

Avez-vous vu la nouvelle version du film Metropolis et l’exposition que lui consacre la Cinémathèque ?

J.M. : J’ai vu la nouvelle version. Je trouve que l’histoire avait gagné en intensité grâce aux négatifs retrouvés récemment en Argentine. Ce sont peut-être des bribes d’images, mais elles ont toutes leur importance. C’est vraiment l’un des films les plus incroyables qui soient. L’exposition est particulièrement fascinante aussi, à condition d’avoir au préalable découvert le film.

Qu’attendez-vous des spectateurs quand ils assistent à l’un de vos ciné-mix ?

J.M. : Vous composez une musique pour un auditoire qui reste assis et demeure immobile ; il vous faut donc trouver le ton juste. La première question que je me pose est de savoir si ma musique colle au film et correspond à l’environnement et à l’attitude des personnages. Si je suis en confiance avec ma musique, alors le public le sera aussi. Il faut se concentrer sur les images et non sur le regard des spectateurs.

Vous avez aussi mixé sur le film Le voyage fantastique de Richard Fleischer.

J.M. : J’avais vu le film dans mon enfance et j’en ai gardé un grand souvenir. Pour cette musique, je suis donc retourné dans le passé en essayant de me rappeler tous ces films de science-fiction que j’avais pu voir adolescent. De part l’histoire du film, j’ai ressenti plus de liberté lors de ce mix. Il s’agit d’un voyage dans le corps humain et j’ai essayé de trouver des sons pouvant correspondre à cette excursion peu banale.

Selon vous, le ciné-mix représente « la tentative cinématographique la plus concluante pour expliquer la complexité des aspects physiques et psychologiques de l’être humain. »

J.M. : Exact. J’aimerais que le ciné-mix soit perçu comme une expérience humaine et non comme une simple expérience cinématographique. En s’attardant musicalement sur l’expression d’un acteur, on va déjà au-delà de l’aspect visuel. J’aimerai un jour travailler sur l’image en pouvant revenir en arrière, m’arrêter sur un plan spécifique, etc. Comme le cinéma lui-même avec l’arrivée du numérique, le ciné-mix doit lui aussi évoluer.

C’est aussi un moyen de redécouvrir l’âge d’or du cinéma muet. Ceci semble d’ailleurs être en marche ; vos ciné-mix et la sortie du film The Artist par exemple l’attestent.

J.M. : Le fait de revenir en arrière et de réutiliser les anciens codes cinématographiques tels que le noir et blanc est une bonne chose. Je pense que l’on a aussi mille autres façons de présenter un film et son histoire. Le mélange entre différentes plateformes artistiques comme le ciné-mix en est une.

Vous souvenez-vous du tout premier film que vous avez découvert ?

J.M. : Pas précisément, mais j’ai le souvenir de films qui étaient diffusés à la télévision. Avant le câble, nous n’avions que peu de chaînes TV. Parmi celles-ci, il y en avait deux de style underground. Chaque semaine, le jeudi ou le vendredi, nous attendions avec impatience le film de la semaine à huit heures du soir. Toute la ville était alors rivée sur la télévision. Je me souviens des Dix commandements par exemple. Le voyage fantastique repassait souvent ainsi que des cartoons et des films sur la blaxploitation. Avec leur rediffusion, vous connaissiez ces films par cœur ! Aujourd’hui, il y a tellement de chaînes que le choix est assez large, voire même trop

Vous souvenez-vous de votre premier choc cinématographique ?

J.M. : Je crois que c’était pour La nuit des morts-vivants de Romero. Je devais avoir entre 6 et 7 ans. Il me faisait immensément peur à l’époque ! Je me demande si Rosemary’s Baby de Polanski ne m’a pas plus traumatisé d’ailleurs ! (Rires). J’étais entouré de six frères et sœurs donc, après une telle expérience, il était impossible de s’endormir facilement ! Entre quatre filles et deux garçons, on s’amusait à s’effrayer continuellement. Je pourrais d’ailleurs faire un ciné-mix sur ces morts-vivants !

En 2005, vous avez travaillé avec l’Orchestre national de Montpellier et le chef Alain Altinoglu sur le projet : Blue potential (2). Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?

J.M. : C’était une immense aventure. On aurait dit une course poursuite entre moi et un ensemble classique ! Je devais m’adapter très vite à la retranscription symphonique de mes morceaux les plus connus. Nous l’avons préparé très amont et ce fut une expérience vraiment impressionnante. Alain Altinoglu est quelqu’un de vraiment fascinant. Nous nous voyons de temps à autre encore aujourd’hui. Il a tout de suite saisi la difficulté de l’exercice et a su gérer parfaitement la situation. L’orchestration a été faite par Thomas Roussel. Nous l’avons retravaillée ensemble, puis montrée à Alain avec qui nous l’avons une dernière fois modifiée.

Vous revenez de Norvège où vous avez donné un nouveau concert symphonique…

J.M. : Il s’est déroulé à Stavanger à l’occasion du festival Numusic et s’intitulait « Light from the oustide world ». Cet événement s’apparente à « Blue Potential », mais tourné vers le futurisme. Je me suis posé la question de savoir d’où provenait la lumière et si d’autres sources existaient potentiellement. La moitié des morceaux sont de nouvelles créations.

Là encore, vous avez travaillé avec un orchestre symphonique. Un exercice auquel vous prenez de plus en plus goût ?

J.M. : Je dirai même beaucoup ! J’aime franchir les barrières et combiner les genres. Les musiciens et moi-même changeons notre façon de travailler et la musique sonne différemment. Elle est plus puissante et réside davantage dans la flexibilité que dans la rigidité.

Vous semblez beaucoup inspirer des nouveaux talents de la musique classique tels que le jeune pianiste Francesco Tristano.

J.M. : Francesco a en effet interprété au piano un de mes morceaux (The bells). Je me souviens être allé à un de ses concerts en 2002 sans qu’il le sache. J’ai été bluffé. Son dernier album est impressionnant ; il a une approche originale de la composition et retravaille beaucoup le son de ses pistes pour donner une nouvelle impression musicale, à la fois novatrice et contemporaine.

Ecoutez-vous beaucoup de musique classique ?

J.M. : De temps en temps. Pour écouter du classique, j’ai besoin d'être assis et de prendre mon temps, que cela soit dans ma voiture ou chez moi. J’aime beaucoup Stravinski et Ligeti dans un registre moderne, les opéras de Philip Glass aussi, mais préfère la musique de chambre ou la musique expérimentale.

Le monde des DJ’s a-t-il changé durant les dix dernières années ?

J.M. : Au début des années 2000, je sentais déjà que le monde des DJ’s commençait à évoluer très rapidement. J’ai donc réalisé le projet The Exibitionist. Il s’agissait de garder une trace du métier de DJ à l’aube du nouveau millénaire. Je ne pensais pas que l’évolution serait aussi importante en l’espace d’une décennie. Ce fut donc un travail d’archive : je me suis filmé en train de mixer avec plusieurs caméras braquées sur moi dans le but de comprendre la façon dont travaille un DJ et comment il effectue ses transitions. Aujourd’hui, la plupart des DJ’s n’utilisent plus de table, de mixeur ou de casque, car l’ordinateur fait tout lui-même ! Le DJ programme simplement et n’a donc presque plus rien à faire. Je pense même qu’à l’avenir on ne passera plus par la case tactile et que l’ordinateur captera directement vos sentiments. Il y aura moins d’interactions. Cela va très vite : la structure, le son de la musique sont modifiés tout comme l’industrie. Le DJ ne sera plus en face de vous, mais autour de vous. En termes de technologie, c’est excitant, car on devient soi-même technicien. Une armée de nouveaux jeunes « scientifiques » va faire son apparition. Cela s’applique dans tous les domaines artistiques : cinéma, littérature, danse… L’avenir est particulièrement incertain. Mais cela laisse les portes ouvertes ; pour le pire ou pour le meilleur.

Quel sera votre prochain ciné-mix ?

J.M. : Je pense que ce sera sur un film muet de Boris Karloff, peut-être l’année prochaine à l’occasion d’Halloween.

Avec vos nombreuses venues à Paris, vous commencez à bien connaître la ville…

J.M. : Effectivement. J’aime beaucoup cette ville et les Parisiens. On pourrait quelque part décrire Paris et ses habitants comme provenant d’un autre univers multidimensionnel. (Rires).

Propos recueillis et traduit de l’anglais par Edouard Brane, le 20 octobre 2011

(1) « METROPOLIS, épopée futuriste » - L'exposition est à découvrir jusqu’au 29 janviers 2012 à la Cinémathèque française. Au programme: plus de 800 photographies de plateau originales de Metropolis, des dessins originaux des décorateurs Erich Ketteijut et Otto Hunte, le robot reconstitué par Walter Schulze-Mittendorff. L'exposition présente également des dessins jusqu'ici inédits en France, ainsi que la spectaculaire série de têtes sculptées par Schulze-Mittendorff. Du lundi au samedi sauf fermeture mardi, de 12h à 19h, nocturne le jeudi jusqu'à 22h. Dimanche de 10h à 20h. La Cinémathèque française - 51, rue de Bercy - 75012 Paris
Rens. : www.cinematheque.fr/fr/expositions-cinema/metropolis

Actualité de Jeff Mills: Jeff Mills participe à l'exposition "Danser sa vie" au Centre Pompidou, du 23 novembre 2011 au 2 avril 2012, avec la vidéo "The Dancer". La Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois présentera, du 1er décembre 2011 au 15 janvier 2012, un environnement composé par Jeff Mills autour de Josephine Baker(www.galerie-vallois.com/artistes/jeff-mills.html++/image/mills_8.jpg). A noter également

(2) Extrait de Blue potential avec Alain Altinoglu à la tête l’Orchestre national de Montpellier en 2005 : http://www.youtube.com/watch?v=STpOak4iAJY

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Photo : Shauna Regan
 

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