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Musique et cinéma - « Je dois tout à Nadia Boulanger » - Une interview de Michel Legrand

On ne présente plus Michel Legrand ; plus de 250 musiques de films ont fait sa gloire… Année de ses 80 ans, 2012 aura été particulièrement riche pour le compositeur français. Après une série de concerts à travers le monde et la sortie de l’album « Le cinéma de Michel Legrand », l’artiste investit le Palais des Congrès, le 4 décembre, en compagnie de l’Orchestre Lamoureux pour un ciné-concert pas comme les autres. Rencontre avec un musicien débordant de souvenirs, d’enthousiasme et de projets.

Comment avez-vous conçu le programme de votre ciné-concert du 4 décembre au Palais des Congrès ?

Michel Legrand : Ce concert se déroulera en plusieurs parties. Un hommage sera tout d’abord rendu à Jacques Demy avec une suite orchestrale que j’ai spécialement composée pour l’occasion. Il s’agit d’un arrangement qui reprend les différents thèmes de ses films. Des extraits de ceux-ci seront en même temps projetés sur écran géant. Puis, nous interpréterons le Concerto pour piano n°2 de Rachmaninov en diffusant des passages du film de Claude Lelouch Partir, revenir. J’ai aussi fait appel à un grand dessinateur américain, Wes Herschensohn, qui a conçu un film d’animation d’après les toiles les plus connues de Picasso, pour lequel j’ai élaboré une musique. Nous reprendrons par ailleurs des extraits du film Dingo dont j’avais écrit la partition au côté de Miles Davis. Clou du spectacle, Natalie Dessay viendra sur scène pour une petite surprise…

Vous aviez transposé pour la scène Les demoiselles de Rochefort en 2003. Quel souvenir en gardez-vous ?

M. L. : Avec le recul, je peux dire que nous avons eu tort. Il ne fallait pas toucher au film. Les demoiselles de Rochefort appartient au genre de l’opéra ; mais un opéra pas comme les autres. J’avais mis en musique des dialogues qui devaient initialement être parlés. En fin de compte, nous avons créé un opéra dit « banal », qui se passe dans la vie de tous les jours.

En matière d’opéra, avez-vous plutôt l’âme italienne ou l’âme germanique ?

M. L. : Je n’ai jamais été très rossinien, ni même verdien. En revanche, je me suis toujours senti wagnérien dans l’âme. Au cinéma, j’adore la scène où l’on entend La Walkyrie dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Saviez-vous d’ailleurs que Alex North, l’un des plus grands compositeurs de films, écrivit une partition originale que Coppola refusa ? North fut si frustré qu’il décida de détruire une musique qui était, paraît-il, inouïe. Malheureusement, je n’ai jamais pu l’entendre…

Coppola est-il un réalisateur avec lequel vous auriez aimé travailler ?

M. L. : Bien entendu, comme avec de nombreux autres cinéastes. Mais avec plus de 250 musiques composées pour le cinéma, je considère avoir aujourd’hui suffisamment donné. Je préfère travailler sur de la musique de concert et plancher sur des opéras. J’ai même récemment composé la musique du ballet Liliom à la demande du chorégraphe John Neumeier pour le Ballet de Hambourg. Il sera donné la saison prochaine au Théâtre du Châtelet.

Que pensez-vous de la retransmission des opéras dans les salles de cinéma ?

M. L. : Je suis résolument contre. Un opéra ne devrait être vu que dans un théâtre. Je ne comprends pas que des opéras comme ceux de Philip Glass soit d’ailleurs retransmis. Sa musique de film peut éventuellement bien passer au cinéma mais ne devrait pas être interprétée en concert. Je suis effaré par le manque de créativité des compositeurs contemporains. C’est inacceptable et de la fraude. Même l’opéra Marius et Fanny de Vladimir Cosma est une abomination. Et je ne parle même pas du Elephant Man de Laurent Petitgirard. Le dernier grand opéra composé reste West Side Story de Leonard Bernstein.

En 1988, vous passez pour la première fois derrière la caméra pour votre film autobiographique Cinq jours en juin

M. L. : J’ai réalisé ce film en hommage à ma mère trop tôt disparue. Le 6 juin 1944, je remporte la Première Médaille de piano du concours du Conservatoire de Paris. Au même moment, les Américains débarquent en France. Venus spécialement de Normandie avec ma mère, nous avons dû rentrer chez nous en vélo car plus aucun moyen de transport ne fonctionnait. J’avais plus tard promis à ma mère de refaire ce trajet avec elle, mais nous n’en avons jamais eu l’occasion… Ce film est né d’une promesse jamais réalisée. J’ai alors demandé à Annie Girardot d’incarner ma mère – à qui elle ressemblait comme deux gouttes d’eau ! Elle a immédiatement accepté de participer au projet, tout comme Sabine Azéma que je venais de rencontrer.

Comment s’est déroulée cette expérience ?

M. L. : Une aventure unique en son genre. Elle m’a conduit à réaliser un autre film oublié : Masque de lune. J’ai toujours pensé qu’une comédie musicale pouvait faire un formidable thriller. Une chaîne de télévision m’a alors proposé de tenter l’aventure. Le film raconte l’histoire de la fuite d’un homme dans la nuit, poursuivi par le destin ! Au moment du casting, je me suis dis qu’aucun acteur ne pouvait jouer ce rôle tout en courant et qu’il me fallait pour cela un danseur. Un proche m’en recommande un que j’appelle immédiatement et qui accepte l’offre : c’était Rudolf Noureev.

Aimeriez-vous repasser à nouveau derrière la caméra ?

M. L. : Figurez-vous que je prévois de le faire l’année prochaine ! J’ai d’ailleurs trouvé le moyen d’utiliser la musique à l’écran comme personne ne l’a jamais fait auparavant. Mais je ne vous en dirais pas plus de peur que quelqu’un ne s’empare du concept. Je peux juste vous révéler qu’il s’agit d’une histoire d’amour que l’on tournera aux Etats-Unis.

En évoquant les Etats-Unis, vous y avez travaillé de longues années et remporté plusieurs oscars. Vous avez même débuté au côté de John Williams, compositeur des films de Steven Spielberg…

M. L. : Effectivement. Nous avons débuté ensemble en 1966 et sommes devenus de grands amis par la suite. Il est selon moi et sans conteste le plus grand compositeur de musiques de films actuel. Tous les mardis soir, nous avions pour habitude de nous retrouver chez un très grand producteur américain autour de ses deux pianos à queue. Pendant des années nous avons déchiffré de la musique de chambre, aux côtés de Marylin Bergman et André Previn qui nous rejoignaient occasionnellement. Quelques années plus tard, après avoir découvert le film Yentl de Barbara Streisand qui m’avait valu l’Oscar de la meilleure musique de film, Williams m’a appelé pour organiser un concert avec le Boston Pops Orchestra(1).

Au sein de votre riche filmographie, on oublie presque que vous avez aussi collaboré avec Clint Eastwood sur Breezy (1973) ou encore Robert Altman sur Prêt-à-Porter (1994).

M. L. : L’expérience avec Clint Eastwood fut vraiment particulière. Ce qui m’a avant tout inspiré c’est la qualité des dialogues écrits par Jo Heims, ainsi qu’une jeune actrice débutante, Kay Lenz, et bien entendu William Holden. Avec Altman, ce fut différent. Nous nous sommes vus plusieurs fois à Paris et à New York et tout est allé très vite. J’ai enregistré et il a posé la musique sur son film. Je garde d’ailleurs un bon souvenir de la scène d’introduction avec Marcello Mastroianni à Moscou.

Vous avez même collaboré avec Orson Welles sur son film Vérités et mensonges (1973)…

M. L. : Orson Welles était en tout point de vue un homme extraordinaire. Il était presque un père pour moi. Il avait tout compris du cinéma. Pendant neuf mois, nous nous sommes vus tous les jours pour travailler, mais aussi discuter des heures entières. Il est un véritable mythe.

Plus récemment, vous avez effectué une apparition clin d’œil dans le film L’amour dure trois ans de Frédéric Beigbeder…

M. L. : Ce garçon est un fou (rires). Il prétend ne rien pouvoir faire sans écouter ma musique ! J’ai donc accepté d’apparaître dans son film. Ce fut un plaisir et un clin d’œil sympathique.

Parmi toutes vos rencontres, laquelle chérissez-vous le plus ?

M. L. : Celle avec Nadia Boulanger. Elle m’a non seulement appris la musique mais aussi la vie, la littérature et la philosophie. C’était une femme particulièrement exigeante. Je l’aimais autant que je la haïssais. Je lui dois tout.

Propos recueillis par Edouard Brane, le 29 octobre 2012

(1) www.youtube.com/watch?v=3YokOVxbGi4

Le Cinéma de Michel Legrand
Orchestre Lamoureux
4 décembre – 20h 30
Paris – Palais des Congrès
Tél. : 0892 050 050
www.viparis.com/Viparis/salon-paris/spectacle/MICHEL-LEGRAND/fr/10691

Site officiel de Michel Legrand : www.michellegrandofficial.com

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Photo : DR

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