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Manon selon Vincent Huguet à l’Opéra Bastille – Déception – Compte-rendu

Manon n’est pas une battante pour la cause des femmes, elle n’est pas libre, elle ne lutte pas pour l’égalité des sexes, elle est juste une cervelle d’oiseau, une jouisseuse, qui ne veut que les plaisirs, la vie facile et ce qui brille. On ne saurait le lui reprocher : elle est « charrmante », comme on se plait à le répéter dans l’œuvre de Massenet (créée en janvier 1884), et d’une totale innocence dans son immoralité.
Est-elle typique de son temps ? Certes non, pas plus que du nôtre, ou de l’époque des années 30 où le metteur en scène a placé son échiquier, dans un décor art déco d’Aurélie Maestre. Mais si elle voulait améliorer véritablement sa condition, ce serait par une ambition, une intelligence, et un souci de s’élever culturellement et intellectuellement, comme l’héroïne du Bonheur des Dames, de Zola. Pour Manon, sans doute pervertie par le monde qui l’entoure, mais non perverse, elle se contente de « profiter » (l’horrible mot) de sa jeunesse et ne doit sa courte gloire qu’à l’argent des vieux beaux qui la jetteront comme un chiffon lorsque sa beauté se sera envolée (Jolie môme….). L’enjeu est bas et n’est que dépendance.
 

© Emilie Brouchon - OnP
 
On rejette donc avec force le regard très mode que le metteur en scène Vincent Huguet a posé sur l’œuvre, en traitant Manon comme un symbole, alors qu’elle n’est qu’un adorable jouet, la voulant  plus signifiante qu’elle n’est, la faisant se pavaner dans des tenues parfois  masculines, habit et haut de forme pour faire la paire avec son amant Des Grieux. On est donc navré que ce subtil chef-d’œuvre soit ainsi détourné, et conté avec une vulgarité pesante, alors que le monde de débauche où nage l’histoire, si l’on veut éviter toute désuétude,  pourrait être évoqué avec une acuité plus fine, plus angoissante, comme sut si bien le faire Olivier Py en 2019 à l’Opéra-Comique, avec une Patricia Petibon déchirante.
Navré que Manon soit présentée, en sous-Mireille Matthieu, dans une tenue qui détruirait Ava Gardner soi-même, même s’il convient que sa mise de petite provinciale peu fortunée soit  « modeste », navré qu’au troisième acte, la scène du Cours-la-Reine soit un festival de costumes pénibles, aux couleurs pétaradantes de bonbons acidulés : vulgarité voulue et claquante, on l’aura compris, mais qui dépasse de loin les ambitions du metteur en scène et de la costumière Clémence Pernoud, laquelle a de surcroît fait ressortir les banals défauts de silhouette d’une cantatrice au physique agréable. La robe blanche de Manon, lors de la fête, est sur ce point, particulièrement gênante.
 

Ailyn Pérez © Rebecca Fay

On est encore plus navré, qu’entre les évocations de ce monde bassement déluré, qui rendent l’opéra de Massenet démodé tant elles en brisent la séduction, s’intercalent les gambades de quelques girls entourant une Mistinguett déchaînée, incarnée  par Danielle Gabou sur des bribes de musiques jazzy. La courageuse Miss, qui fut à la fois une belle artiste, une femme capiteuse, et surtout une grande dame, est là comme un cheveu sur la soupe tant la charge symbolique qu’elle est censée dégager est en contradiction avec l’esprit de Manon.  On enfin navré que le chef James Gaffigan, lequel faisait ici ses débuts à l’Opéra de Paris, soit si peu en harmonie avec la musique française, les langueurs sensuelles de Massenet, sa douceur enveloppante, son discours velouté, sa respiration, entre les accès de passion que le compositeur sait si bien faire vibrer. Ici la baguette se fait dure, volontaire et dénoue les charmes.
 

Bejamin Bernheim © Christoph Koestlin
 
Heureusement, il y a des perles sur ce coussin de fakir, et surtout une très belle scène, celle de Saint-Sulpice, simple, concentrée, sur le fond de décor « sulpicien » constitué par deux grands tableaux. Enveloppée d’un vaste manteau de fourrure, Manon y est belle et son charme troublé et troublant rayonne, tandis que le malheureux Des Grieux, happé par ce souvenir redevenu vivant, se roule de désespoir. Tourments très émouvants, d’autant que les voix sont ici à leur apogée.
 De Ailyn Pérez, dont on a dit que la mise en scène et les costumes la flattaient peu, et dont les aigus avaient quelques faiblesses, malgré leur honnête vaillance, on goûte enfin vraiment les possibilités dramatiques et la souplesse d’un phrasé large, d’une émission nuancée, tandis que Benjamin Bernheim, star et support de la soirée, se montre simplement parfait. Nulle faille, jamais, ni dans son style, ni dans ses envolées, ni dans sa diction, ni dans son jeu : son chant est une leçon, un modèle, un moment de pure beauté.
 Tous sont d’ailleurs des interprètes à la hauteur, à commencer par Jean Teitgen, qui incarne le Comte des Grieux, belle prestance, voix puissante et timbrée, pour un rôle qui n’est qu’esquissé dramatiquement. Le Lescaut d’Andrzej Filonczyk est vif et alluré, et la Poussette d’Andrea Cueva Molnar délicieuse. Mais hélas, cette Manon dénaturée, alors que la musique de Massenet peut se faire ensorcelante, reste une chimère. 
  
Jacqueline Thuilleux

Opéra Bastille, le 23 février, dernière représentation le 26 février 2022 // www.operadeparis.fr 
 
Photo © Emilie Brouchon / Opéra national de Paris

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