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L’Or du Rhin au Teatro Real de Madrid – Angoissante descente aux enfers – Compte-rendu

Superbe équipe, superbe plateau que celui que vient de réunir Joan Matabosch, directeur du Teatro Real de Madrid, pour ce premier volet de la Tétralogie wagnérienne, laquelle s’y déroulera sur quatre saisons. Une Tétralogie signée Robert Carsen, produite en 2000 à l’Opéra de Cologne, et qui a depuis beaucoup voyagé. On y retrouve l’efficace simplicité du metteur en scène, sa façon de traiter les situations par grands pans plutôt que d’accentuer le jeu des acteurs. Son désir d’actualiser les problématiques sans pour autant rechercher la provocation par pur plaisir, comme peut le faire à ce jour le génial Tcherniakov : un travail d’architecte, même dans le positionnement des personnages sur lequel Carsen, présent pour cette reprise, montre tout de même qu’il a humanisé, affiné les parcours et les rapports.
 
Même les laideurs appuyées ne gênent pas, notamment l’ouverture sur des Filles du Rhin qui ont tout de voluptueuses traînées, pataugeant dans des décharges au bord d’un Rhin qui n’a rien d’enchanteur. Quelques caprices du metteur en scène ont juste un peu de mal à passer la rampe, notamment Donner, chantant son invocation en brandissant un club de golf. Et comme le chanteur, Raimund Nolte, est probablement le point faible de la production, il n’a pas les moyens vocaux de  surmonter cette fantaisie. Pour le reste, un très clair regard, à la façon d’aujourd’hui : chantiers et grues de bâtiment en construction, avec l’affrontement ô combien évident de deux classes sociales : patrons profiteurs et mondains, face à des ouvriers pressurés. Smokings contre combinaisons. Presque un chromo, mais il se justifie pleinement.

Geer Grimsley (Wotan) et Sarah Conolly (Fricka) © Javier Del Real
 
Pour le reste, on est happé, tenu en haleine par la direction dramatique, stressante, de Pablo Heras-Casado, frappé par le virus wagnérien, et notamment depuis qu’il a dirigé et enregistré (en 2016 au Teatro Real) un Vaisseau Fantôme mémorable (1). Conduite rapide, jamais alanguie, rarement grandiloquente, et qui joue des contrastes sur une pulsion rythmique soutenue. Pas de longueurs, rappelle le chef, citant Wagner, et ajoute-t il,  « il faut que tout se déroule souplement comme un dialogue,  c’est ce que j’essaye de faire ». Rares moments de lumière – mais y en a-t-il dans cette descente aux enfers de la tricherie, du pouvoir et de l’or sale ? – mais merveilleusement sonnants, notamment lorsque Fasolt, touchant dans son épaisseur de brute,  chante son amour pour Freia et que la musique pousse soudain les portes de cet univers lugubre comme une brise venue du large, un chant d’oiseau, un parfum d’oranger : bouleversant.

© Javier Del Real

Quant au plateau, on l’a dit, il est pratiquement parfait, avec surtout une harmonie dans les contrastes et les personnifications vocales et scéniques qui fait que l’action coule sans la moindre longueur, d’autant que Heras-Casado s’emploie à en éliminer tout tunnel. L’ensemble est cependant dominé à l’évidence par le prodigieux Alberich de Samuel Youn (photo), le premier Coréen à avoir incarné le Hollandais à Bayreuth. Si la voix est majeure, la présence l’est plus encore, par la violence et l’engagement de ce personnage désespéré: sa malédiction fait froid dans le dos. Ainsi devraient être tous les chanteurs wagnériens, pour exprimer toute la vérité de leurs rôles par delà les performances inouïes qu’ils sont souvent obligés d’accomplir. Autre formidable révélation, celle de la somptueuse contralto Ronnita Miller, Erda vaste comme une mappemonde, dans le giron de laquelle se réfugie un Wotan désemparé. Le rôle est court, certes, mais il est le pivot autour duquel tourne l’action. L’image du dieu trompeur et trompé, englouti dans ses bras, et comme bercé par cette présence immanente, reste un des sommets émotionnels du spectacle.

Pablo Heras-Casado © José Albornoz
 
Pour le reste, on a admiré l’élégance claire, un rien académique du Wotan de Greeer Grimsley, la force dramatique de Sarah Connolly, intelligente Fricka, la délicatesse de Freia-Sophie Bevan, qui mesure subtilement l’amour que Fasolt lui porte en caressant son cadavre. Les deux géants, justement, sont superbes, Fasolt-Ain Anger, dans la lourdeur déchirante de son personnage qui aspire à un monde meilleur, et en Fafner, le formidable Alexander Tsymbalyuk, dont on connaît le timbre exceptionnel, auquel il ajoute un mordant scénique impressionnant. Tandis que le Loge de Joseph Kaiser a l’aisance faussement décontractée de son personnage trouble.
 
Mais que serait la fresque sans le matériau pictural ! Dans la fosse, l’Orquesta Titular del Teatro Real, galvanisé par Pablo Heras-Casado, montre une souplesse et une réactivité rares, outre une beauté des cordes accomplie. Et l’on apprécie les cinq harpes réunies pour la circonstance, alors que le glouton Wagner en réclamait sept. A l’Opéra de Vienne, on fait bien affaire avec deux ! Le temps a passé si vite durant cet Or du Rhin, alors que Wagner le démontait !

Jacqueline Thuilleux

(1) DVD & BLU-RAY Harmonia Mundi/Teatro Real (enr. 2016)
 
Wagner : L’Or du Rhin - Teatro Real de Madrid, 25 janvier ;  prochaines représentations les 30 janvier et 1er février 2019 // www.teatro-real.com/es/temporada-18-19/opera/das-rheingold

Photo : Samuel Youn (Alberich) y Maria Miró (Wellgunde), Isabella Gaudí (Woglinde), Claudia Huckle (Flosshilde) © Javier Del Real
 

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