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L’Inondation de Francesco Filidei en création à l’Opéra-Comique - Un flot d’invention bien maîtrisé - Compte-rendu

L’opéra moderne, depuis qu’il n’est plus strictement soumis à la nécessité classique de l’ouverture, se doit de marquer d’emblée les esprits. L’Inondation se hisse, de ce point de vue, au niveau de l’Elektra de Strauss ou du Prisonnier de Dallapiccola : une musique à vif, acérée, qui empoigne l’auditeur avant même qu’il ne soit happé par le spectacle. Les éclairs qui jaillissent de l’orchestre, cette musique tranchante, sans résonance, sans compromis, installe une tension extrême, à la limite de l’insoutenable. On y reconnaît immédiatement le style, le son de Francesco Filidei : une musique crépitante, éruptive et glaçante.
 
Joël Pommerat (debout) et Francesco Filidei (premier plan) pendant une séance de création de L'Inondation à l'Opéra Comique, © S. Brion

Le compositeur florentin, né en 1973, confirme, en quelques pages de ce second opéra, qu’il est bien l’un des grands inventeurs de la musique d’aujourd’hui. On y décèle même le chemin parcouru depuis les embrasements gothiques de son précédent opéra, l’extraordinaire Giordano Bruno (2015). En recourant ici à un orchestre symphonique, il détaille encore plus son orchestration, étend son travail sur les modes de jeu et les propriétés sonores : sons multiphoniques, cordes percussives et sans aucun vibrato, sons bruités ou empruntés (appeaux, tambour d’océan...). Il bénéficie pour cette production du travail remarquable d’Emilio Pomarico à la tête d’un Orchestre philharmonique de Radio France indéfectiblement concentré et concerné.
 

Chloé Briot (la Femme), Boris Grappe (l’Homme) © Stefan Brion

Francesco Filidei aurait-il pu tenir les près de deux heures que dure l’œuvre à ce niveau d’intensité musicale et dramatique ? Sans doute pas – pas sûr que l’auditeur l’eût supporté. Alors Francesco Filidei s’en remet à une écriture moins constamment tendue, plus discontinue, suivant d’assez près le parcours dramaturgique proposé par Joël Pommerat qui a fait de la nouvelle d’Eugène Zamiatine, écrite il y a quatre-vingt-dix ans, un bon livret d’opéra. Il serait difficile de trouver des faiblesses dans cette écriture car tout ici est magnifiquement composé ; cependant, certaines scènes sont traitées avec davantage de métier que d’invention. Il y a quelque chose parfois de très cinématographique dans l’écriture de Francesco Filidei – ce serait alors de l’excellente musique de film –, dans cette façon d’accompagner d’un presque rien ce que propose le texte et la mise en scène ; les scènes d’hallucination de la protagoniste sont littéralement portées par une musique en attente, qui semble contempler l’action comme hébétée.
Le recours aux boucles, aux ostinatos est récurrent, par exemple dans la scène où l’homme évoque l’inondation qui gagne la ville ; Francesco Filidei y trouve alors une recette diablement efficace, à la façon d’un John Adams mais avec une capacité d’invention bien supérieure. Par ailleurs, un goût affirmé pour le pastiche, l’imitation, le clin d’œil – d’une manière bien différente cependant de celle de Philippe Boesmans ou de Gérard Pesson – lui permet de revisiter quelques « scènes de genre » (la prière, la folie...) mais le maintient dans une certaine convention, tout juste rehaussée ici de quelques ornementations. Là où, en revanche, il se montre totalement convaincant, c’est quand il frôle un expressionnisme que n’aurait pas renié Chostakovitch, avec des lignes mélodiques qui se déploient, se prolongent au-delà du raisonnable. Surgit ainsi, en particulier, un solo de violoncelle qui est à lui seul un geste dramatique irrésistible.
 

de bas en haut : Chloé Briot (la Femme), Boris Grappe (l’Homme), Yael Raanan-Vandor (la Voisine), Enguerrand de Hys (le voisin), figurant de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique © Stefan Brian

La musique épouse tout bonnement les oscillations de l’écriture de Joël Pommerat. L’Inondation, c’est, chez Zamiatine déjà, l’élévation au rang de mythe. Dans son écriture comme dans sa mise en scène, soulignée par les décors et lumières simples et précis d’Éric Soyer, Joël Pommerat alterne le banal et le cinglant. Un immeuble en coupe qui tient lieu de décor unique. À chaque étage pourrait se dérouler un drame. C’est au rez-de-chaussée qu’il se joue, en tout début de premier acte : un meurtre dont on remontera au cours de l’opéra les causes (l’amour éreinté par une vie morne, la jalousie) et les conséquences (le vide créé par la disparition de la jeune victime, les remords de la meurtrière), en un jeu de flash-back où le moment du meurtre est successivement revécu et éludé, dédoublé même puisque le rôle de la jeune victime est tenu conjointement par la soprano Norma Nahoun, magnifique, et la comédienne Cypriane Gardin. Tous les étages de l’immeuble se mêlent à l’intrigue, mais aussi s’en éloignent, la famille du dessus s’en retournant à ses drames familiaux minuscules. C’est peut-être là le seul véritable écueil de cet opéra, la musique ne parvenant pas totalement à faire vivre ensemble ces trajectoires différentes. L’idée musicale est sans doute la bonne : faire cohabiter le chanté et le parlé, mais cet aspect choral est piégé par un naturalisme qui redouble celui du texte.
Francesco Filidei a prêté une grande attention au choix des caractères vocaux. Si l’on excepte le double rôle du contre-ténor Guilhem Terrail (le narrateur et l’homme qui travaille dans la police), qui se distingue par sa présence en marge de l’intrigue, et celui de la mezzo-soprano Chloé Briot (la femme), dont la « scène de la folie » constitue l’un des seuls véritables « morceaux de bravoure » de l’ouvrage, les voix tendent plus à s’imbriquer dans le puzzle dramatique qu’à s’individualiser. En l’occurrence, donner tant de force à des rôles d’homme « ordinaire » (l’homme, le voisin) est une prouesse dans laquelle le compositeur est parfaitement suivi par ses interprètes Boris Grappe et Enguerrand de Hys. Et c’est bien toute la distribution qu’il convient de saluer : l’alto Yael Raanan-Vandor dans le rôle de la voisine, Vincent Le Texier dans celui du médecin (qui n’est pas sans évoquer son alter ego dans Pelléas et Mélisande).
Moins audacieux que Giordano Bruno, peut-être plus attaché à une tradition lyrique et théâtrale marquée par le souvenir de Debussy, L’Inondation n’en reste pas moins une œuvre forte tant par sa construction dramatique que par sa réalisation musicale.

Jean-Guillaume Lebrun

Francesco Filidei : L’Inondation – Opéra Comique, vendredi 27 septembre ; prochaines représentations les 1er & 3 octobre 2029 // www.opera-comique.com/fr/saisons/saison-2019/l-inondation
Reprises à l’Opéra de Rennes du 15 au 18 janvier et à l’Opéra de Nantes du 29 janvier au 2 février 2020

Photo © Stefan Brion

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