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Lessons in Love and Violence de George Benjamin en création française à l’Opéra de Lyon - Chaque mot est une brûlure - Compte-rendu

Les Mozart et Da Ponte, les Strauss et Hoffmansthal d’aujourd’hui s’appellent Philippe Boesmans et Joël Pommerat ou bien George Benjamin et Martin Crimp. Après une longue collaboration avec le regretté Luc Bondy, le compositeur belge s’est trouvé comme partenaire d’opéra un autre librettiste (également metteur en scène). George Benjamin, lui, n’a écrit d’ouvrage lyrique – trois à ce jour – qu’avec Martin Crimp. Dans les deux cas, les mots du dramaturge, qu’ils soient écrits exprès (Crimp) ou adaptés de pièces existantes (Pommerat), s’accordent parfaitement avec la pensée musicale des compositeurs. Mieux : ils la stimulent, la « déclenchent », comme le soulignait George Benjamin (1) quelques jours avant la première française de Lessons in Love and Violence, présenté jusqu’au 26 mai à l’Opéra de Lyon, tout juste un an après sa création à Londres.

George Benjamin © Matthew Lloyd

L’entente est telle, entre le compositeur de Written on Skin (2012) et celui qui écrit ses livrets depuis Into the Little Hill (2006), qu’il n’y a, dans Lessons in Love and Violence, rien à retirer ni même rien à séparer de la musique et du texte. Les mots de Martin Crimp sont d’une concision extrême, rugueux, brutaux – et en même temps extrêmement poétiques. Deux exemples : la réplique qui ouvre l’opéra – « It’s nothing to do with loving a man / It’s love full stop that is poison » (aimer un homme n’est pas la question, c’est l’amour tout court qui est un poison) – ou celle de la Reine Isabel au Roi (scène 4) – « Here is my face / And here – look – are my tears / What have I ever hidden ? » (Voici mon visage / et ici, regarde, mes larmes / Qu’ai-je jamais caché ?). Sur ces phrases faites d’élan et de mètres brisés, George Benjamin invente une musique toujours changeante, emmène les voix vers des résolutions imprévisibles, comme si chaque moment, chaque mot créait son propre univers musical, alors que, sous le voile orchestral, le texte reste toujours parfaitement compréhensible.
 

Georgia Jarman (Isabel) et Stéphane Degout (Le Roi)

Lessons in Love and Violence est très théâtral dans son discours, beaucoup plus que Written on Skin qui ressortissait davantage de la poésie (quand Into the Little Hill est clairement un conte). Mais c’est un théâtre complètement bouleversé par la musique. Celle-ci s’échappe, lors des magnifiques interludes, envahit la salle, déversant les polyphonies contenues pendant le temps des scènes. George Benjamin dramatise les changements de plateau. Peut-être alors le jeune chef Alexandre Bloch, qui obtient par ailleurs une bonne cohésion des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, pourrait-il montrer un peu plus de retenue. En soulignant les éclats de la musique, en privilégiant l’expressivité au détriment du mystère, il en masque parfois la subtilité narrative.

Bâtis sur les mots de Martin Crimp, les personnages de Lessons in Love and Violence sont aussi modelés (le compositeur l’a plusieurs fois affirmé) sur le corps et les voix des solistes qu’il a choisis lors de la création. Stéphane Degout tout d’abord, qui incarne le Roi avec toutes les variations de caractère que porte la musique de George Benjamin. On le croit tout autant dans sa froide intransigeance, son royal égoïsme proclamé au début de l’œuvre (« Don’t bore me with the price of bread » [ne m’ennuyez pas avec le prix du pain] lance-t-il à son ministre, Mortimer), que dans ses blessures d’amour (« I could hold his hand like this / Steady like this, Isabel / Over a flame » [je pouvais lui tenir la main comme ceci, sans bouger, comme ceci, Isabel, au-dessus d’une flamme]). Tout est dans la variation, tout sonne juste et semble répondre à tous les désirs de chant du compositeur.

L’impression est sensiblement la même pour Mortimer et pour Gaveston, conseiller et amant du Roi, chantés respectivement par le ténor Peter Hoare et le baryton Gyula Orendt. En l’absence de Barbara Hannigan, pour qui George Benjamin a écrit le rôle d’Isabel, on attendait de voir et d’entendre comment la soprano états-unienne Georgia Jarman s’emparerait de cette seconde peau (sans grande inquiétude, certes, puisqu’elle avait déjà chanté le rôle à Hambourg en avril). Moins immédiatement envoûtante que celle de sa consœur canadienne, la voix de Georgia Jarman irrigue rapidement le personnage le plus éruptif, le plus extrême de l’ouvrage, entre caresses et fureur.

Chacun des personnages a son heure, tour à tour, dans l’opéra, avant d’être renvoyé au néant – la mort, la disgrâce ou la folie. La mise en scène de Katie Mitchell est construite sur ces tours de roue du destin – ou des rapports de force – qu’elle montre en présentant le même lieu (le cœur du palais royal, d’un luxe sobre et glaçant) sous un angle et dans un état qui évoluent à chaque scène ; les décors de Vicki Mortimer contribuent ainsi grandement à la tension de l’ouvrage. Katie Mitchell suit la partition de George Benjamin avec beaucoup d’intelligence et pousse le spectateur à se laisser prendre à l’attraction du chant, par exemple en ralentissant les mouvements sur scène quand l’écriture semble suspendre le temps.
 
Surtout, elle parvient à montrer ce huis-clos sous le regard constant des témoins que sont les  rôles secondaires et les figurants, qui forment comme un chœur morcelé, ainsi que le public lui-même, convié à ces horrifiques « leçons ». Un personnage traduit bien cet effroi du témoin : celui de la Fille du Roi et d’Isabel, incarnée par la comédienne Ocean Barrington-Cook. Par son jeu sans mots, sans voix, elle donne corps à l’indicible tout entier contenu dans la musique de George Benjamin.
 
Jean-Guillaum Lebrun

(1) www.concertclassic.com/article/rencontre-avec-george-benjamin-la-musique-derange-et-devore-le-temps
 
George Benjamin : Lessons in Love and Violence (création française) – Lyon, Opéra,16 mai ; prochaines représentations les 24 et 26 mai 2019 / billetterie.opera-lyon.com/selection/event/date?productId=101270928779&lang=fr
Photos © Stofleth

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