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Les Troyens par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg sous la direction de John Nelson - Une manière d’accomplissement - Compte-rendu

Événement qui fait accourir toute la presse spécialisée et incite au voyage nombre de mélomanes, Les Troyens en version de concert, à la salle Érasme de Strasbourg, remplissent leur promesse. L’affiche était déjà alléchante, avec une distribution vocale de premier ordre et la direction d’un spécialiste s’il en est, John Nelson. Puisque ce concert se place dans le cadre de l’enregistrement de l’opéra de Berlioz, pour lequel Warner a eu à cœur de réunir les meilleurs ingrédients interprétatifs (à paraître l’an prochain, en prélude aux commémorations en 2019 des 150 ans de la disparition de Berlioz).
 
L’Orchestre philharmonique de Strasbourg se complète de son chœur, le Chœur philharmonique de Strasbourg, étoffé du Chœur de l’Opéra national du Rhin et du Badischer Staatsopernchor (ou Chœur de l’Opéra de la voisine ville de Karlsruhe). Soit plus de 150 choristes, une centaine d’instrumentistes et une quinzaine de solistes, pour un plateau superlatif ! S’ajoute l’ambition, qui donne à entendre en une seule soirée l’opéra intégralement (y compris certaines reprises structurellement indispensables, comme pour le chœur « Gloire à Didon » ou le duo Didon-Anna, omises par exemple chez Colin Davis), pour une durée d’environ quatre heures. Intégralement, mais suivant la partition établie par la New Berlioz Edition chez Bärenreiter, correspondant à l’état de l’œuvre en 1861 ; sans donc les options de la version originale de 1858-1859, qu’une récente acquisition par la BnF de l’autographe du conducteur piano et chant vient de confirmer. On pourrait ainsi regretter que cette version originale de Troyens, à notre sens la plus équilibrée (1), demeure toujours dans les limbes (comportant en outre un final plus développé, créé en 2003 à Mannheim, la « Scène de Sinon » au premier acte, que Dutoit avait enregistrée, mais sans divers passages et détails ultérieurs). Nelson, ici, se conforme aux habitudes, au rebours de ses précédents Benvenuto Cellini (version dite « Paris 1 »), Béatrice et Bénédict et Te Deum, qu’il avait gravés dans une perspective de retour aux sources.

© Pascal Bastien
 
Nous vantions la distribution vocale, qui allie grandes pointures internationales pour les rôles principaux, et le gratin du chant français actuel, souvent puisé et à juste titre chez les baroqueux. Michael Spyres s’empare d’Énée avec les moyens adaptés qu’on lui connaît, ténor qui sait jouer de nuances et changements de registres sans éclats déplacés. Ce qui vaut de beaux moments ineffables et tout à fait idoines, comme ses phrases d’adresse d’Ascagne à Didon ou celles à l’Hombre d’Hector. Bien que l’on puisse déplorer quelques aigus tirés (le contre-ut de son air au cinquième acte) alors même qu’il maîtrise la technique mixte de voix de tête, ou une délivrance uniforme dans les moments que l’on attendrait mieux évanescents (l’andante de son même air).
 
Mais la grande triomphatrice reste Joyce DiDonato, Didon impériale, dans la prestance ou la souffrance, entre emportements d’une ligne toujours assurée et délicatesses finement phrasées. Grande parmi les grandes interprètes de Berlioz ! Marie-Nicole Lemieux semble mettre plus d’efforts, Cassandre aux accents soulevés parfois en force, avec quelques notes non inscrites dans la partition. Mais poursuivi d’un beau et digne maintien vocal. Les seconds rôles, sur le papier idéalement choisis, se conforment à leurs espérances. À quelques nuances près. Stéphane Degout campe un Chorèbe de juste legato ; Marianne Crebassa figure un Ascagne joliment lisse ; et Nicolas Courjal offre un Narbal expressivement tenu. Hanna Hipp présenterait une Anna limitée par sa tessiture aiguë dans son duo avec Didon, mais convenant mieux à son autre duo, avec Narbal. Stanislas de Barbeyrac jette un Chant d’Hylas un peu trop plein, pour retrouver sur les dernières mesures les accents élégiaques qu’il sait distiller. Alors que Cyrille Dubois pècherait par les mêmes failles et vertus, légèrement forcé mais retrouvant au bon moment la couleur di grazia qui convient à Iopas (des Strophes qu’il avait pourtant magnifiquement livrées lors d’un concert privé l’an passé dans la salle de lectures de la BnF). Excellents, Jean Teitgen, Philippe Sly, Jérôme Varnier et Frédéric Caton, forment tout un luxe pour les plus épisodiques personnages.
 
Quant au chœur, il constituerait la part plus incertaine de la restitution. Planté en arrière-fond de salle, dans une conque où sa sonorité est projetée avec outrance, il n’évite pas toujours les décalages, surtout dans ses premières interventions, sans respecter souvent les équilibres entre forte et piano, entre petits et grands effectifs, prescrits par Berlioz. Il est vrai que l’acoustique ne le favorise guère, comme elle ne favorise pas non plus les passages entre coulisse et scène ; en particulier à la fin du premier acte, où la progression venue des coulisses est ici annihilée, pour cause du contexte architectural de la salle.
 
L’orchestre, lui, n’appelle que des éloges, d’une égale ferveur dans les emportements comme dans les multiples et infinies subtilités (le deuxième ballet du quatrième acte, vibrant et détaillé comme rarement). John Nelson maintient ses troupes d’une battue ferme et vigoureuse, sans un quelconque relâchement dans une partition qui réclame une vigilance de chaque seconde et qu’il maîtrise comme peu. On relève aussi, dans cette direction stricte et sans rodomontades, le respect au plus près des indications écrites, y compris métronomiques (le quintette du quatrième acte, par exemple, plus vif que chez Davis). Sauf, mais ce point est parfois discuté, pour le ballet précité, dans un tempo moins endiablé que celui stipulé, mais plus sûr pour des instrumentistes déjà mis à rude épreuve (à notre connaissance, seul Hermann Scherchen, dans son enregistrement des Troyens à Carthage, se risque à cette fièvre orchestrale). Après son galop d’essai à Francfort (2), Nelson, tel son héros Énée, accomplit son destin. Celui de Troyens infiniment fouillés et rigoureusement transmis. Avec la récompense de la tension, des interprètes comme d’un public lourdement attentif, celui-ci s’achevant par une ovation debout sans fin.
 
Pierre-René Serna

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(1) Pour plus de détails sur les différentes versions des Troyens, voir notre ouvrage Berlioz de B à Z  (Ed. Van de Velde)
(2)  Voir notre compte-rendu : www.concertclassic.com/article/les-troyens-lopera-de-francfort-ombres-et-clartes-compte-rendu
 
Berlioz : Les Troyens –  Strasbourg, Palais de la Musique et des Congrès (Salle Érasme), 15 avril 2017.

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