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Les Gurrelieder dirigés par Sir Simon Rattle à Berlin

Fin août, lors du passage de la Philharmonie de Berlin salle Pleyel, on s’était laissé engloutir avec volupté dans la Nuit Transfigurée que dirigea Sir Simon Rattle. Sur la même lancée, les Gurrelieder viennent d’être donnés dans le temple berlinois: l’univers schoenbergien, décidément, surtout celui du pré-dodécaphonisme, est une sorte de bain naturel pour le maître britannique qui y déploie sa sensibilité analytique en toute liberté, voguant du romantisme le plus exacerbé à l’acidité du sprechgesang déjà présent dans cette œuvre énorme par sa signification autant que par ses vastes proportions.
Rattle, à l’évidence, a une perception aiguë des facettes de l’œuvre, et la nourrit d’une approche culturelle autant que musicale, qui éclaire chaque changement de cap du compositeur. On est sorti écrasé, secoué comme après une tempête, de ce concert où passant de la délicatesse la plus moirée pour évoquer les amours de Tove et de Valdemar, à la furie la plus morbide, Rattle jette, dans les pas de Schoenberg, un pont entre deux siècles : un pont qui va devenir fossé béant, celui de la guerre de 14, du cubisme, du dodécaphonisme. Le chant de Waldemar, c’est l’adieu que lance Schoenberg, juif germanique qui devra bientôt abandonner ses illusions, au rêve romantique, à ses visions chevaleresques bientôt réduites à néant, comme la vieille gamme. Il lui faudra dix ans pour le formuler, puisque l’œuvre, commencée en 1900, ne fut achevée qu’en 1911. Personne ne sent mieux que Rattle cet adieu à l’ancien monde, personne ne l’explicite mieux : de torche, sa baguette se fait loupe, puis scalpel. On songe à l’évolution radicale de Picasso, passant de sa Période bleue à Guernica, lorsque l’harmonie vole en éclats. Mais, précise le chef, transporté par la fascinante architecture musicale des Gurrelieder, à la fois mobile et cohérente, « La musique de Schoenberg, elle, miroite, comme celle de Klimt. Dire que lorsqu’il écrivait cela, il jouait dans un bar ! ». 

Ainsi guidées, les sonorités des Philharmoniker peuvent s’enfler et se répandre en formidables ondes, de l’emphase wagnérienne la plus exacerbée à des transparences de cristal, à des scintillements d’étoiles, ou se faire agressives, corrosives. Sans doute un régal pour des musiciens aussi polyvalents. Mais la difficulté des Gurrelieder réside aussi, ce qui en limite les exécutions, dans l’énormité du plateau vocal à rassembler, outre la présence d’importants effectifs choraux. Celui proposé ici était exceptionnel, même s’il n’incluait pas de vedettes, à l’exception de Soile Isokoski, à laquelle il ne reste plus que la souplesse de son beau phrasé straussien, tandis que Stephen Gould était un Woldemar d’une ampleur démesurée, et pourtant jamais forcée, et que l’opulent mezzo de Karen Cargill se faisait velours ou fouet pour l’appel déchirant de l’Oiseau. Brèves, mais percutantes interventions de Burkhard Ulrich et de Lester Lynch et quel bonheur que de retrouver, l’intelligence de la diction de Thomas Quasthoff, aussi parfait dans son rôle parlé que dans le chant qu’on lui a connu.

On restera sur l’image d’une sorte bataillon musical, disposé en strates, de l’orchestre aux chœurs et au public qui les surplombe grâce à l’architecture circulaire de la salle de la Philharmonie. Au pied de cette pyramide inversée, le plus subtil, le plus inspiré des chefs d’aujourd’hui, chantant, vibrant comme à ses vingt ans : la vie la plus ardente pour animer cette histoire de mort. Bouleversant.

Jacqueline Thuilleux

Berlin – Philharmonie, 26 octobre 2013

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