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Les Enfants du Paradis au Palais Garnier - Le grand retour aux sources - Compte rendu

Il était une fois Prévert, Carné, Arletty, Pierre Brasseur, il était aussi John Cranko, Kenneth Mac Millan, Roland Petit et aujourd’hui encore John Neumeier : alors qu’il était une des plus belles étoiles de l’Opéra de Paris, en 2008, l’Espagnol José Martinez brassa ce patrimoine français, et cet héritage international propre au ballet en une fresque prenante, qui a su s’inscrire dans la lignée des grands ballets classiques remontés périodiquement par l’Opéra, car autant qu’elles plaisent aux danseurs, engagés dans un grand et beau récit, ces œuvres enchantent le public.
 
Martinez, donc, a appris la grammaire et l’orthographe : grâce aux maîtres précités, dont il a dansé les plus belles pièces, et il sait recueillir sans plagier, construire un scénario, occuper l’espace et ménager des surprises avec infiniment d’esprit et de charme - délicieux moments, autant que poignants lorsque Baptiste essaie de se pendre et qu’une petite fille s’empare de sa corde pour sauter, puis que sa fiancée la lui arrache pour étendre son linge. Inspiré de très près du film de Carné, sans pour autant trop y coller, son ballet se déroule sur une intelligente partition de Marc-Olivier Dupin, qui comme Martinez brasse ses classiques en une coulée musicale où se retrouvent de multiples styles, de façon affirmée : de Scarlatti à Chostakovitch en passant par le Bizet de la Symphonie en ut et beaucoup d’autres. Le tout mixé avec une belle réactivité aux rebondissements de l’action, laquelle se présente sur plusieurs plans, avec des intrusions de spectacle dans le spectacle, qu’il soit de tréteaux ou de convenance dans le salon de l’inévitable comte. Du chic et du lyrique au bastringue, un bouquet musical pétillant que Jean François Verdier a dirigé avec bonheur avec l’Orchestre de l’Opéra, lui pour qui la musique de films n’a pas de secrets.
 
Un ballet honnête, dans le meilleur sens du terme, qui avoue ses sources, rend hommage à la pantomime, et les magnifie avec  sensibilité, sans parler des brillants costumes conçus par Agnès Letestu, décoratrice de talent autant qu’étoile, et dont la complicité de toujours avec Martinez, apporte l’éclat nécessaire au ballet: splendides robes de Garance, où le rouge éclate, piquants tutus noirs et blanc du divertissement, Letestu sait, pour en avoir tant portés, ce que doit être un costume de scène ! Avec aussi le secours des plans lumineux d’André Diot, subtilement étagés pour créer plusieurs niveaux de lecture.
 
L’émotion est au rendez vous, couleur première de cette œuvre au charme étrange, dont Martinez n’a pas perdu une miette en la transposant avec toutes ses facettes. Fin travail de chorégraphe, mais aussi généreuse entreprise pour donner à danser, les Enfants du Paradis offrent quelques magnifiques rôles de caractère : Lemaître est pétaradant, et dans la distribution concernée, Josua Hoffalt lui a apporté un éclat, une vitalité qui ont transporté le public. De même pour Vincent Chaillet, long comme une lame de couteau, et méchamment noir en Lacenaire. Quant au comte de Yann Saïz, suprêmement élégant, il apporte un contrepoint intelligent à la figure poignante de Baptiste, incarné par Stéphane Bullion - rôle dans lequel Martinez fit d’ailleurs ses adieux d’étoile en 2011. Bullion, dont la beauté irradie souvent avec une arrogance de mauvais garçon, comme récemment en  Lescaut de l’Histoire de Manon ou jadis dans le Proust de Petit, déploie cette fois dans sa défroque flottante de Pierrot, des qualités d’émotion et de sensibilité qui montrent combien sa personnalité s’épanouit, à force de riches prises de rôle.

Et il y a Garance : à l’Opéra, elle fut d’abord incarnée par Isabelle Ciaravola, sublime ballerine aux yeux de Violette, dont la ressemblance avec Arletty était évidente. D’autres jolies silhouettes s’y sont coulées, mais aujourd’hui, voici que s’ouvre le règne d’Amandine Albisson, nommée en mars 2014, qui fait ici sa prise de rôle. Au début, on l’a trouvée jolie, élégante, harmonieuse, avec une fraîcheur de bon aloi. Un an après, la voici en pleine maîtrise de ses longues jambes devenues expressives, de ses bras fluides, peut être les plus beaux de l’Opéra avec ceux de Ludmilla Pagliero. Elle incarne ce personnage sorti de nulle part, dont on ne sait s’il est aristocrate ou faubourien - peu d’informations sur Garance dans le film lui-même - avec une grâce lointaine, mystérieuse, qui ne la trahit jamais. Tous tendent les bras vers elle, tous la désirent, aucun ne l’embrasse vraiment, silhouette sortie de la Symphonie Fantastique de Berlioz, obsession récurrente. Charmeuse et bouleversante, proche de Manon, Tatiana et Marguerite Gautier, dont elle endosse les parures romantiques et fait magnifiquement virevolter les longues jupes, elle console du récent départ d’Aurélie Dupont. Tout espoir n’est peut-être pas perdu.
 
Jacqueline Thuilleux

Les Enfants du Paradis (mus. Marc-Olivier Dupin, chor. José Martinez) - Palais Garnier, Paris, 5 juin 2015

Photo © Charles Duprat / Opéra national de Paris

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