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Les Archives du Siècle Romantique (26) – Hervé : pour le théâtre Floridor… pour le couvent Célestin

Maître pendant longtemps oublié de l’opérette, Louis-Auguste-Florimon Rongé (1825-1892), alias Hervé (photo), fait un retour en force grâce au Palazzetto Bru Zane, qui le place depuis longtemps parmi ses priorités en matière de musique légère(1). Après avoir signé de trépidants Chevaliers de la Table ronde, Pierre-André Weitz s’est ainsi vu confier Mam’zelle Nitouche, production non moins savoureuse créée à l’Opéra de Toulon en octobre 2017 et déjà applaudie sur de nombreuses scènes. Elle est repartie en tournée depuis le mois d’octobre, sous la direction de l’excellent Christophe Grapperon, et promet de régaler les spectateurs en cette fin d’année à Rouen (30/11 – 1er & 2/12) et Tours (27, 28, 30 et 31/12). Sa route se poursuivra jusqu’au mois de juin, passant par Lausanne, Avignon et Toulouse avant son point d’orgue parisien au Théâtre Marigny (du 7 au 15 juin), dans le cadre du 7ème Festival Bru Zane à Paris (du 1er au 30 juin).
 
Marigny ne va toutefois pas attendre la fin du printemps pour programmer Hervé. Dès le mois de janvier Le Compositeur toqué sera à l’affiche (19 et 20/01) – ce qui ne manque pas de sel à l’orée de l’année Berlioz s’agissant d’un ouvrage qui raille ouvertement le goût de la démesure de notre Hector national – associé à une autre « bouffonnerie musicale » en un acte, d’Offenbach celle-là : Les deux aveugles ; une réjouissante production (m.e.s. Lola Kirchner) vue aux Bouffes du Nord en juin dernier. En mars, toujours à Marigny et toujours d’Hervé, le moment sera venu de découvrir Le Retour d’Ulysse, dans une mise en scène de Constance Larrieu (15, 16 et 17/03).
Mais pour l’heure, puisque Mam’zelle Nitouche fait l’actualité (2), les Archives du Siècle Romantique s’inspirent du double personnage de Célestin/Floridor et vous proposent deux lettres d’Hervé, tirées d’ «Hervé par lui même »(3), qui témoignent de la position délicate du compositeur, entre église et théâtre.
 
Alain Cochard

 
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Portrait d'Hervé © Archives PBZ
 
On sait que l’un des personnages de Mam’zelle Nitouche est librement inspiré du compositeur de cette opérette. Comme ce Célestin, musicien au couvent prenant pour nom de scène Floridor dès lors qu’il se produit au théâtre, Hervé s’est longtemps partagé entre son service d’organiste de chœur à l’église Saint-Eustache (1845-1854) et des premiers essais sur les planches : au théâtre de Montmartre (1846-1847), à l’Opéra-National (1847-1848), à l’Odéon (1849), au Palais-Royal (où il dirige l’orchestre de 1850 à 1853). Quand il devient directeur de son propre théâtre, les Folies-Concertantes (1854), la situation n’est cependant plus tenable et le curé de Saint-Eustache le somme de choisir entre ses deux sources de revenus. Deux lettres ouvertes parues dans L’entracte et le Charivari au cours du mois de mai 1854 nous permettent d’en savoir un peu plus :
 
« Nouvelles », L’entracte, 10 mai 1854
M. Hervé, directeur du théâtre des Folies-Concertantes, nous prie d’insérer la lettre suivante qu’il vient d’adresser à M. le curé de Saint-Eustache :
Monsieur le Curé,
Au moment de l’inauguration du grand orgue de Saint-Eustache, vous m’imposez l’obligation de renoncer à ma position de directeur du théâtre des Folies-Concertantes, que j’occupe de pair avec l’organiste de votre église.
Comme grand nombre de musiciens de chapelles, je suis obligé de faire marcher de front ces attributions diverses, et un peu opposées, je l’avoue ; mais depuis sept ans que je suis à Saint-Eustache, on avait toujours paru comprendre que les huit cents francs par an alloués à la place d’organiste ne pouvaient suffire à mes besoins et à ceux de ma famille.
Votre prédécesseur, M. l’abbé Deguerry, ne m’a jamais fait aucune observation, et pourtant, de son temps, j’étais tour à tour chanteur à l’Opéra-National et chef d’orchestre au théâtre du Palais-Royal.
Ne pouvant accéder à votre injonction, je me vois forcé, monsieur le Curé, de vous donner ma démission ;
Agréez, je vous prie, l’assurance de ma considération parfaite.
Hervé,
Organiste de Saint-Eustache.
Paris, le 8 mai 1854.

Mam’zelle Nitouche © Jeff Rabillon Angers Nantes Opéra

 
Taxile Delord, « Lettre à M. le curé de Saint-Eustache », Le Charivari, 12 mai 1854
         Monsieur le curé,
En attendant que la grande agitation du dimanche triomphe, vous commencez la petite agitation contre la musique profane. Il s’agit d’empêcher qu’on vende du sucre et du café le dimanche, et qu’on touche de l’orgue à l’église le matin, en attendant qu’on joue du violon le soir au théâtre. Ce sont là deux grosses affaires que l’église se met sur les bras.
La paroisse de Saint-Eustache possède un organiste, M. Hervé, dont on s’accorde à dire le plus grand bien : finesse et force du doigté, intelligence des œuvres des maîtres, assiduité aux offices ordinaires et extraordinaires, cet artiste possède toutes les qualités nécessaires à son art et remplit depuis plusieurs années ses fonctions à la parfaite satisfaction des fidèles de la paroisse de Saint-Eustache.
Combien touche-t-il de la fabrique ? huit ou neuf cents francs, – peut-être encore élevons-nous le chiffre de ses appointements au-dessus de la réalité. Si votre organiste a une famille, comme c’est possible, convenez, monsieur le curé, qu’au prix où sont les loyers, même en ne mangeant que deux fois par semaine de la viande achetée à la criée, en s’habillant lui et ses enfants à la Belle Jardinière, il lui sera fort difficile de réaliser des économies suffisantes pour acheter un petit coupon de l’emprunt de deux vent cinquante millions.
Mais votre organiste, heureusement pour lui, est de ceux qui ne redoutent pas le travail et qui, voyant que les fonctions de chef d’orchestre de l’Opéra étaient occupées, s’est contenté de celles de chef d’orchestre des Folies Concertantes qu’on lui offrait. Les Folies Concertantes, que vous ne connaissez probablement que de nom, monsieur le curé, sont situées sur le boulevard du Temple, dans une salle assez jolie et fraîchement décorée. On y exécute des quadrilles, on y chante des chansonnettes comiques, on y joue des pantomimes à l’usage des enfants qui s’amusent fort bien des balourdises de Pierrot et des gentillesses d’Arlequin.
Voilà donc notre artiste pourvu d’une seconde place qu’à cela viennent se joindre quelques leçons dans la journée et nous ne serons plus en peine de lui. Certes ce ne sera pas un prince, un maréchal de la musique, comme aurait dit feu Balzac, mais enfin il vivra honorablement et pourra élever sa famille.
Mais voilà que vous vous ravisez, et saisi d’un bel accès de zèle vous arrêtez l’autre jour l’organiste de Saint-Eustache au sortir de la messe.
— Mon cher monsieur, lui dites-vous, l’église ne saurait tolérer plus longtemps le scandale que vous donnez aux fidèles. Quoi ! de la même main qui vient de toucher l’orgue sacré vous ne rougissez pas d’accompagner sur le violon des airs profanes ! L’église est décidée à ne plus tolérer un cumul aussi monstrueux. Renoncez à notre clavier ou au bâton de chef d’orchestre des Folies Concertantes. Dînez de l’église si vous pouvez, mais nous ne saurions permettre que vous soupiez du théâtre.
Le malheureux organiste tout penaud est venu raconter sa mésaventure dans les bureaux de divers journaux ; la nouvelle s’est répandue de là dans les théâtres, et je laisse à penser le vacarme qu’elle y a fait. Il dure encore, monsieur le curé, et on ne peut mettre les pieds dans un théâtre sans être assourdi de plaintes de Saint-Eustache, attendu que ces lieux sont pleins de gens auxquels votre détermination ôte le pain de la bouche.
Car, monsieur le curé, l’Église étant toujours logique, vous ne pouvez manquer de dire aux ténor, basses, barytons, chantres de toute espèce qui chantent aux solennités de la paroisse : Mes enfants, nous avons destitué notre organiste parce qu’il jouait le soir des ponts-neufs aux Folies Concertantes, ce n’est pas pour garder des gens qui chantent à l’Opéra. Consacrez entièrement vos larynx à l’Église, ou bien allez vous-en, voici votre compte, l’Église ne veut pas de partage, c’est à prendre ou à laisser.
Ah ! monsieur le curé, si vous saviez tout ce qu’il y a souvent de misère noblement supportée, de dévouement à la famille dans les existences d’artistes, vous ne leur fermeriez point si facilement la caisse fabricienne, vous ne leur supprimerez pas l’émargement paroissial.
Je sais bien que maintenant on croit n’voir plus besoin de ces pauvres gens, on a rétabli les conservatoires de sacristie, on a rétabli les maîtrises, le lutrin a un chapitre spécial au budget, et l’on met les musiciens profanes à la porte. Pourquoi ne l’avoir pas fait plus tôt ? Si Dieu ne saurait vous d’un bon œil qu’on soit chef d’orchestre et organiste, d’où vient que vous avez permis pendant si longtemps ce cumul impie ? Aurait-on craint par hasard que faute de bonne musique l’église se trouvât moins pleine et que la recette des chaises vînt à baisser ?
Les joséphistes et les voltairistes ne manqueront pas de le dire.
Espérons, pour les artistes, que l’on reviendra sur des mesures aussi rigoureuses.
Agréez en attendant, monsieur le curé, l’assurance de notre respectueuse considération.
 

(1) Retrouvez les deux précédentes Archives du Siècle Romantique consacrées à Hervé :

 
(2) Pour prolonger le plaisir du spectacle, rappelons qu’un CD d’extraits de Mam’zelle Nitouche est disponible, comme cela était déjà le cas pour Les Chevaliers de la Table ronde

(3) "Hervé par lui-même", recueil de textes compilés et présentés par    Pascal Blanchet (PBZ/Actes Sud, 220 p., 9,50 €)

 
Hervé :  Mam’zelle Nitouche
Tournée 2018-2019
Liste des dates : www.bru-zane.com/fr/event/mamzelle-nitouche-di-herve/
 
Théâtre Marigny : www.theatremarigny.fr/

Photo ©@@@@@@@@@@@

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