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Les Archives du Siècle Romantique (22) – Genèse et création de Faust selon Charles Gounod (ext. des Mémoires d’un artiste)

En l’année de son bicentenaire, Charles Gounod est gâté par l’actualité du Palazzetto Bru Zane et la programmation de son 6ème Festival parisien. Tandis que la Nonne sanglante occupe l’affiche de l’Opéra-Comique depuis le début du mois (1), une autre découverte de taille s’annonce au théâtre des Champs-Elysées, le 14 juin, avec un Faust en version de concert sous la baguette de Christophe Rousset à la tête des Talens Lyriques.
L’archi-rebattu Faust au chapitre des découvertes ? Et oui !, car si toutes les scènes lyriques reviennent toujours à la version de 1869, le Palazzetto crée l’événement en proposant la version originale inédite de 1859 (version avec dialogues parlés). Benjamin Bernheim (qui remplace Jean François Borras initialement prévu), Véronique Gens, Juliette Mars, Ingrid Perruche, Andrew Foster-Williams, Jean-Sébastien Bou et Anas Séguin forment la distribution d’une soirée qui – pareille entreprise ne pouvant se limiter au plaisir des auditeurs d’une unique soirée – fera l’objet d’un enregistrement à paraître dans la collection « Opéra français » du PBZ.
Ce retour au Faust original est l'occasion de consacrer les Archives du Siècle Romantique de juin au passage des Mémoires d’un artiste – récemment réédités (2) – où Charles Gounod détaille la genèse et la création de son opéra, le vendredi 19 mars 1859 au Théâtre Lyrique

Notez enfin que la découverte d’aspects méconnus de Gounod compositeur lyrique ne s’arrête pas là : dès le 16 juin, toujours dans le cadre du Festival Bru Zane, un « Gala Gounod » à Radio France rassemble Jodie Devos (l’admirable Arthur de la Nonne sanglante), Elsa Dreisig, Kate Aldrich, Benjamin, Bernheim et Patrick Bolleire, sous la baguette de Jesko Sirvend à la tête de l’Orchestre National, dans des airs méconnus du compositeur français. Excellente idée : l'organiste Olivier Latry est convié pour quelques improvisations sur le splendide instrument de l’Auditorium ; improvisations sur des thèmes de Gounod il va se soi !

Alain Cochard

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"Mémoires d’un artiste" – Faust
 
Ma distraction favorite [à la Villa Médicis, en 1840] était la lecture du Faust de Goethe, en français, bien entendu, car je ne savais pas un mot d’allemand ; je lisais, en outre, et avec grand plaisir, les poésies de Lamartine. […] Ce fut dans une […] excursions nocturnes que me vint la première idée de la “nuit de Walpürgis” du Faust de Goethe. Cet ouvrage ne me quittait pas ; je l’emportais partout avec moi, et je consignais, dans des notes éparses, les différentes idées que je supposais pouvoir me servir le jour où je tenterais d’aborder ce sujet comme opéra, tentative qui ne s’est réalisée que dix-sept ans plus tard. […]
 
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© Leduc
 
En 1856, je fis connaissance de Jules Barbier et de Michel Carré. Je leur demandai s’ils seraient disposés à travailler avec moi et à me confier un poème ; ils y consentirent avec beaucoup de bonne grâce. La première idée sur laquelle j’attirai leur collaboration fut Faust. Cette idée leur plut beaucoup : nous allâmes trouver M. Carvalho, qui était alors directeur du Théâtre-Lyrique, situé boulevard du Temple, et qui venait de monter la Reine Topaze, ouvrage de Victor Massé, dans lequel madame Miolan-Carvalho avait un très grand succès.
 
Notre projet sourit à M. Carvalho, et aussitôt mes deux collaborateurs se mirent à l’œuvre. J’étais parvenu à peu près à la moitié de mon travail, lorsque M. Carvalho m’annonça que le théâtre de la Porte-Saint-Martin préparait un grand mélodrame intitulé Faust, et que cette circonstance renversait toutes ses combinaisons au sujet de notre ouvrage. Il considérait, avec raison, comme impossible que nous fussions prêts avant la Porte-Saint-Martin ; et, d’autre part, il jugeait imprudent, au point de vue du succès, d’engager, sur un même sujet, la lutte avec un théâtre dont le luxe de mise en scène aurait déjà fait courir tout Paris au moment où notre œuvre verrait le jour.
 
Il nous invita donc à chercher un autre sujet ; mais cette déconvenue soudaine m’avait rendu incapable de diversion, et je restai huit jours sans pouvoir me livrer à d’autre travail. […]
 
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© Leduc

Le Faust de la Porte-Saint-Martin venait d’être représenté, et le luxe déployé dans la mise en scène n’avait pu assurer à ce mélodrame une très longue carrière. M. Carvalho se reprit alors à notre premier projet, et je m’occupai immédiatement de terminer l’œuvre que j’avais interrompue pour écrire le Médecin.
 
Faust fut mis en répétition au mois de septembre 1858. Je l’avais fait entendre, au foyer du théâtre, à M. Carvalho, le 1er juillet, avant mon départ pour la Suisse, où j’allais passer les vacances avec ma femme et mon fils, alors âgé de deux ans. À ce moment, rien n’était encore arrêté quant à la distribution des rôles, et M. Carvalho m’avait demandé de laisser assister à l’audition que je lui avais donnée madame Carvalho, qui demeurait en face du théâtre. Elle fut tellement impressionnée par le rôle de Marguerite que M. Carvalho me pria de le lui donner. Ce fut chose convenue, et l’avenir a prouvé que ce choix avait été une véritable inspiration.

© PBZ
 
Cependant les études de Faust ne devaient pas se poursuivre sans rencontrer de difficultés. Le ténor à qui avait été confié le rôle de Faust ne put, en dépit d’une voix charmante et d’un physique très agréable, soutenir le fardeau de ce rôle important et considérable. Quelques jours avant l’époque fixée pour la première représentation, on dut s’occuper de le remplacer, et on eut recours à Barbot qui était alors disponible. En un mois, Barbot sut le rôle et fut prêt à jouer, et l’ouvrage put être représenté le 19 mars 1859.
 
Le succès de Faust ne fut pas éclatant ; il est cependant jusqu’ici ma plus grande réussite au théâtre. Est-ce à dire qu’il soit mon meilleur ouvrage ? Je l’ignore absolument ; en tout cas, j’y vois une confirmation de la pensée que j’ai exprimée plus haut sur le succès, à savoir qu’il est plutôt la résultante d’un certain concours d’éléments heureux et de conditions favorables qu’une preuve et une mesure de la valeur intrinsèque de l’ouvrage même. C’est par les surfaces que se conquiert d’abord la faveur du public ; c’est par le fond qu’elle se maintient et s’affermit. Il faut un certain temps pour saisir et s’approprier l’expression et le sens de cette infinité de détails dont se compose un drame.
 
L’art dramatique est un art de portraitiste : il doit traduire des caractères comme un peintre reproduit un visage ou une attitude ; il doit recueillir et fixer tous les traits, toutes les inflexions si mobiles et si fugitives dont la réunion constitue cette propriété de physionomie qu’on nomme un personnage. Telles sont ces immortelles figures d’Hamlet, de Richard III, d’Othello, de Lady Macbeth, dans Shakespeare, figures d’une ressemblance telle avec le type dont elles sont l’expression qu’elles restent dans le souvenir comme une réalité vivante : aussi les appelle-t-on justement des créations. La musique dramatique est soumise à cette loi hors de laquelle elle n’existe pas. Son objet est de spécialiser des physionomies. Or ce que la peinture représente simultanément au regard de l’esprit, la musique ne peut le dire que successivement : c’est pourquoi elle échappe si facilement aux premières impressions.

© Leduc
 
Aucun des ouvrages que j’avais écrits avant Faust ne pouvait faire attendre de moi une partition de ce genre ; aucun n’y avait préparé le public. Ce fut donc, sous ce rapport, une surprise. C’en fut une aussi quant à l’interprétation. Madame Carvalho n’avait certes pas attendu le rôle de Marguerite pour révéler les magistrales qualités d’exécution et de style qui la placent au premier rang parmi les cantatrices de notre époque ; mais aucun rôle ne lui avait fourni, jusque-là, l’occasion de montrer à ce degré les côtés supérieurs de ce talent si sûr, si fin, si ferme et si tranquille, je veux dire le côté lyrique et pathétique. Le rôle de Marguerite a établi sa réputation sous ce rapport, et elle y a laissé une empreinte qui restera une des gloires de sa brillante carrière. Barbot se tira en grand musicien du rôle difficile de Faust. Balanqué, qui créa le rôle de Méphistophélès, était un comédien intelligent dont le jeu, le physique et la voix se prêtaient à merveille à ce personnage fantastique et satanique : malgré un peu d’exagération dans le geste et dans l’ironie, il eut beaucoup de succès. Le petit rôle de Siebel et celui de Valentin furent très convenablement tenus par mademoiselle Faivre et M. Raynal.
 
Quant à la partition, elle fut assez discutée pour que je n’eusse pas grand espoir d’un succès... Les habitudes musicales du public, des chanteurs, de la critique y étaient passablement déroutées ; par conséquent, celles des éditeurs ; aussi ne s’en présenta-t-il pas un seul, si ce n’est M. Colombier.

Charles GOUNOD

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(1) www.concertclassic.com/article/la-nonne-sanglante-de-gounod-lopera-comique-un-chef-doeuvre-retrouve-compte-rendu
(2) Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 362 p., 11 €
 
 
Gounod : Faust (version originale de 1859/version de concert)
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
14 juin 2018 – 19h30
www.theatrechampselysees.fr/saison/opera/opera-en-concert-et-oratorio/faust
 
Gala Gounod
16 juin 2018 – 20h
Paris – Auditorium de Radio France
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-classique/hommage-gounod-ouvertures-et-airs-dopera

6ème Festival Palazzetto Bru Zane à Paris, jusqu'au 29 juin 2018 : parisfestival.bru-zane.com/

Illustration © Leduc

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