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Les Archives du Siècle Romantique (10) – Préface à la Méthode de chant (1849) de Laure Cinti-Damoreau

De ses débuts en 1816 au Théâtre Italien dans Una cosa rara de Martín y Soler – elle avait 15 ans seulement – à sa retraite en 1856, la soprano française Laure Cinti-Damoreau (1801-1863) (1) fut l’une des voix les plus demandées de son époque et la créatrice d’une foultitude de rôles. Estimée de Rossini entre autres, elle incarna par exemple la comtesse de Folleville dans le Viaggio a Reims en 1825 ou Mathilde dans Guillaume Tell en 1829.
Professeur très prisé, elle publia en 1849 une Méthode de chant composée pour ses classes au Conservatoire, suivie en 1855 d’une Nouvelle méthode de chant l’usage des jeunes personnes. De la première, la Préface éclaire sa conception de l’art lyrique et de l’enseignement, mais s’attarde aussi sur son parcours et, en particulier, sa rencontre avec Charles-Henri Plantade (1764-1839), maître et un guide irremplaçable. Plantade, l’un des ces compositeurs français longtemps négligés par des histoires de la musique pour lesquelles la période comprise entre la mort de Rameau et les débuts de Berlioz s’apparentait à un désert ou quasi.
Hervé Niquet © Michele Crosera
 
Ces temps d’ingratitude et d’oubli ont heureusement pris fin grâce au travail du Palazzetto Bru Zane et de défricheurs infatigables, tel Hervé Niquet. Le fondateur et chef du Concert Spirituel a enregistré en 2016 une splendide version du Requiem à la mémoire de Louis XVI de Cherubini (1760-1842) associé – couplage on ne peut plus cohérent – à la Messe à la mémoire de Marie-Antoinette de Plantade.(2) Le 4 juillet prochain, Hervé Niquet dirigera ces deux ouvrages dans le cadre du Festival de Saint-Riquier (3).
L’occasion était toute trouvée pour vous faire découvrir, dans le cadre des Archives du Siècle Romantique que Concertclassic vous propose chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, la Préface de la Méthode de chant de Laure Cinti-Damoreau (4), mais aussi pour vous inviter à la lecture de l’article très documenté d’Etienne Jardin, Laure Cinti-Damoreau, la formation d’une première chanteuse, disponible en accès libre sur le fonds documentaire bruzanemediabase.com. (5)

 
Alain Cochard
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(1) Née Laure Cinthie-Montalant, le 6 février 1801 à Paris, l’artiste italianisa son nom dès ses débuts. Elle épousa le ténor Vincent-Charles Damoreau le 13 novembre 1827.
(2) 1 CD Alpha Classsics / ALPHA 251, dist. Outhere

(3)  Festival de Saint-Riquier : www.ccr-abbaye-saint-riquier.fr/
(4) gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9751870m
(5) www.bruzanemediabase.com/fre/Parutions-scientifiques-en-ligne/Articles/Jardin-Etienne-Laure-Cinti-Damoreau-la-formation-d-une-premiere-chanteuse
 
 

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Laure Cinti-Damoreau
 
Méthode de chant composée pour ses classes du Conservatoire, Paris : Au Ménestrel, 1849.
 

 
À MES ÉLÈVES DU CONSERVATOIRE,

C’est à vous, mes chères élèves, que j’ai voulu dédier cette méthode, fruit de mes études, de mon expérience, et dans laquelle je crois avoir consigné les meilleurs principes et les meilleurs exemples de l’art du chant. Attachez-vous fermement à ces principes, efforcez-vous de reproduire fidèlement les exemples : c’est là, en deux mots, le résumé d’un bon enseignement.
 
Si je vous parle de mes études, c’est qu’à l’apogée même de ma carrière d’artiste, je n’ai jamais cessé d’étudier : ce n’est qu’à un travail assidu et à la ferme volonté de réaliser chaque jour un progrès nouveau, que l’on doit l’inestimable honneur de conquérir et de conserver la faveur du public. Pour vous prouver tout ce qu’on peut gagner à cette opiniâtreté dans l’étude, j’avais eu d’abord la pensée de placer ma biographie en tête de ce livre ; mais j’ai craint les longueurs, et je me bornerai à vous retracer de ma carrière tout ce qui se rattache à mes débuts au théâtre Italien, à l’Opéra et à l’Opéra-Comique. Vous voilà donc prévenues que tout en parlant de moi, vous ne cesserez pas d’être dans ma pensée.
 
J’avais à peine treize ans, lorsque je fus présentée à M. Ch.-Henri Plantade, homme d’esprit, de talent et de cœur, dont la mémoire est restée chère à tous ceux qui ont aimé ou cultivé l’art musical en France dans les trente dernières années. M. Plantade me donna des leçons assidues, avec tous les soins d’un excellent professeur et toute la tendresse d’un père ; ma voix, qui promettait d’être flexible et qui n’avait pas encore beaucoup de force, lui parut tout à fait propre au genre italien. Je n’étudiai donc avec lui que l’ancien répertoire ; je commençai par les Psaumes de Durante, et ce fut à peine si mon maître me fit dire trois ou quatre airs français. De ce nombre étaient les airs de Montano et Stéphanie et de Beniowski, véritables modèles du genre simple, expressif et gracieux tout à la fois. Je vous les cite, mes chères élèves, pour ne pas vous laisser croire que l’on ne chante bien que lorsqu’on est arrivé à chanter facilement la difficulté. Il ne suffit pas, en effet, de faire des notes, d’exécuter des passages plus ou moins difficiles ; il faut encore leur donner de la couleur, les animer, les accentuer ; et, pour cela, il faut que l’artiste se pénètre des paroles, de l’esprit du morceau ou de la scène qu’il va chanter. Il faut même que sa physionomie en révèle, pour ainsi dire, à l’auditeur, le sujet et le caractère. Ai-je besoin d’ajouter que l’articulation, la prononciation, doivent être irréprochables ? Écoutez Ponchard ; et vous saurez tout ce qu’on gagne de charme à ne pas faire perdre une syllabe à ses auditeurs.
Il est beaucoup plus difficile de chanter en français qu’en italien ; et cela est tout simple à expliquer. Nous ne nous permettons pas, nous autres Français, de respirer au milieu d’un mot, de répéter une syllabe, de chanter fort quand la situation indique de chanter piano ; enfin nous ne devons pas sacrifier les paroles aux notes, mais, bien au contraire sacrifier les notes aux paroles. On peut, en travaillant sans cesse, en se dévouant exclusivement à son art, parvenir à identifier les unes avec les autres, et à parler en musique. Voilà presque toute ma méthode, mes chères élèves : j’ai travaillé toujours, constamment, en écoutant, en raisonnant ce que j’écoutais. Quand j’eus atteint ma quatorzième année : « Ma chère enfant, me dit M. Plantade, tu peux te passer de moi maintenant. Écoute ; tu as du goût : tu prendras ce qu’il y a de bon chez les uns, tu laisseras ce qu’il y a de mauvais chez les autres. » Et n’allez pas conclure de ces conseils, qu’il faille imiter servilement le maître ou le modèle qu’on adopte. Il faut, je ne puis trop vous le répéter, se rendre compte des moyens de succès propres à l’artiste qu’on écoute, distinguer par quel art il obtient de la grâce, par quel secret il arrive à charmer. On évite ainsi l’écueil de la parodie, on avance rapidement dans la route qui conduit au succès.
 
Avant d’avoir mes quinze ans, je débutais aux Italiens dans le rôle de Lilla, de la Cosa rara, que laissait libre le départ de Mme Fodor. Grâce à mon extrême jeunesse, et surtout aux conseils de mon cher professeur, mon succès fut réel. Le jour où l’approbation entière de M. Plantade vint confirmer les applaudissements du public fut le plus beau jour de ma vie. Après cet heureux début, j’eus bien des ennuis et des préjugés à vaincre. J’étais Française ; c’était presque un crime au Théâtre Italien !
 
Je ne me décourageai point. J’appris en très peu de temps près de quinze à vingt rôles ; je doublai (quelquefois du jour au lendemain) toutes les prime donne ; dans l’ardeur de mon zèle et de mes études incessantes, je me tenais prête à tous les rôles. Et c’est ici, mes chères élèves, le lieu de vous dire que, si vous vous destinez au théâtre, il ne doit pas vous suffire d’étudier le rôle dans lequel vous vous proposez de paraître ; il faut encore vous rendre compte, vous pénétrer de tous les autres. Par là, vous arrivez à mieux saisir la pensée de l’ouvrage, et vous vous livrez à un des exercices les plus propres à façonner, à assouplir le talent. Cette habitude que j’avais prise me fut un jour bien profitable.
Mme Catalani devait donner une représentation extraordinaire à l’Opéra. La répétition générale était avancée déjà, lorsqu’on s’aperçut que la grande cantatrice n’était pas arrivée. Au moment où la ritournelle de sa cavatine annonçait son entrée, Barilli, notre régisseur, me prit par la main et me présenta résolument à l’orchestre, pour chanter aux lieu et place de notre célèbre directrice. Toute troublée d’abord, je fus bien heureuse ensuite, car l’orchestre m’applaudit beaucoup, et c’était la première fois que j’obtenais un tel honneur. Quand Mme Catalani apprit la hardiesse que je m’étais permise, ou plutôt à laquelle mon dévouement m’avait poussée, toujours bonne, elle me remercia en m’embrassant.
 
Un peu plus tard (j’avais seize ans alors), Garcia me confia un premier rôle charmant dans son opéra il Califo di Bagdad. Garat, qui m’entendit alors, (hélas ! j’étais trop jeune pour avoir pu l’entendre) disait que je chantais insolemment juste. C’est, je pense, le seul défaut dont j’aie eu à me féliciter dans ma vie : contractez-le, mes chères élèves ; sans justesse, point de charme. La justesse ne se donne pas, je le sais ; mais cependant, en travaillant avec application des intervalles de tout genre, faits lentement, avec l’aide du professeur, on peut quelquefois arriver à chanter juste, même quand la justesse n’est pas un don de nature.

© Leduc

Laure Cinti-Demoreau © Leduc
 

Lors de l’arrivée de Rossini en France, je reçus les précieux conseils de Bordogni, aujourd’hui mon collègue au Conservatoire, dont le bon goût nous est attesté par les charmantes vocalises qu’il nous a données.
 
Peu de temps après, une représentation extraordinaire me fournit l’occasion de paraître à l’Opéra, dans le Rossignol. Comme il ne m’avait jamais été donné jusqu’alors de chanter en français devant le public, qui me traitait déjà si bien, j’étais dans une anxiété profonde. Cependant, le succès même que me valut cette tentative me détermina à rester sur cette grande scène de l’Opéra, pour laquelle semblaient alors se préparer des destinées nouvelles. Avant toutefois de me séparer du Théâtre Italien, qui m’était devenu cher à bien des titres, je voulus me soumettre à une nouvelle épreuve plus sérieuse que n’avait pu l’être celle du Rossignol. M. le vicomte de La Rochefoucauld (aujourd’hui M. le duc de Doudeauville), dont tous les artistes doivent se rappeler le nom avec reconnaissance, était alors chargé de la direction des Beaux-Arts. Je lui demandai la permission de jouer Amazily, dans Fernand Cortez, rôle délicieux, tout d’expression, et, en apparence, contraire aux habitudes du genre que j’avais cultivé jusqu’alors. Ce rôle ne renferme pas une seule roulade : il n’était possible d’y réussir qu’en le chantant avec âme et simplicité. Cette seconde hardiesse me fut encore plus favorable que la première. J’entrai donc à l’Opéra, toute fière d’avoir obtenu le suffrage d’un compositeur aussi éminent que Spontini, et d’une cantatrice aussi dramatique que Mme Branchu, pour laquelle il avait, vingt ans plus tôt, écrit cet admirable rôle. Ici commence la seconde, et non pas la moins heureuse période de ma carrière théâtrale.
 
À partir de cette époque, je redoublai d’études et d’efforts pour réunir désormais le style large et expressif au genre dit de bravoure, à roulades, fioritures, etc. Pour me rendre propre à toutes les variétés de l’art du chant, je chantais des romances, même des chansonnettes. Ce dernier genre est plus difficile qu’on ne croit ; car il demande plutôt à être dit que chanté. À dater de cette époque aussi, je ne pris plus conseil que de moi-même, en raison de l’étude approfondie que j’avais faite de tous les genres et de tous les styles.
 
Mon répertoire, à l’Opéra, était, dans le principe, assez borné. Faute de pouvoir varier mes rôles autant que je l’aurais voulu, je m’imaginai de varier les traits de mon chant. Le public se renouvelait continuellement ; quelques vrais amateurs s’obstinaient cependant à chacune de mes représentations, et je n’ajoutais pas à l’un de leurs morceaux favoris quelque appoggiature nouvelle qui ne fût remarquée et vivement applaudie. Toutefois, je dois le dire ici, c’était à mon cher orchestre que s’adressaient avant tout mes coquetteries musicales : de l’orchestre partait l’expression des sympathies les plus éclairées, les plus précieuses pour moi ; et le coup d’œil approbateur de M. Habeneck allait encore plus droit à mon cœur que les applaudissements du public.
 
Cette facilité à varier les traits, si féconde qu’elle soit en applaudissements, ne doit cependant pas être poussée trop loin ; il faut que les ornements soient rythmés, appropriés au genre et au mouvement du morceau, et toujours subordonnés aux paroles. Défiez-vous de ces fusées de notes inintelligentes, sans caractère et sans couleur, à l’aide desquelles la médiocrité chantante s’efforce si souvent d’éblouir le public, et n’oubliez pas, je le répète, que les fioritures doivent toujours être subordonnées aux paroles ; qu’enfin, ce n’est pas varier une phrase musicale que la dénaturer et la rendre tout à fait méconnaissable. Cette partie de l’art ouvre également un vaste champ à l’étude. J’ai, à ce propos, une petite histoire à vous conter : quoique j’y joue encore un rôle, vous me pardonnerez cette digression :
Une grande cantatrice venait d’arriver à Paris. M. le duc de Duras, alors premier gentilhomme de la chambre du roi Charles X, et dont la protection ne manquait ni aux arts ni aux artistes, désirait nous entendre chanter un duo. Le matin même du jour indiqué pour le concert, on répéta chez le célèbre maëstro Paër ; nous convînmes des traits à faire et qui se trouvent en profusion dans le duo choisi, se composant presque entièrement de demandes et de réponses ; c’était moi qui devais toujours répondre. Le soir, au concert, une pensée maligne traverse l’esprit de la belle cantatrice, et elle change subitement tous les traits convenus le matin. Bien déconcertée d’abord, je ne perdis cependant pas courage, et, par une de ces inspirations qu’on ne peut définir, je ripostai sans perdre une minute, une seconde, un quart de soupir, en improvisant d’autres traits où perçaient un peu, j’en conviens, le léger dépit que me causait cette surprise. Mon courage fut heureux, et loin de perdre la bataille, je fus à même d’entendre dire unanimement que le duo n’avait jamais été mieux chanté de part ni d’autre. La réconciliation naquit du succès, et il y eut désormais dans notre amitié autant d’accord que dans nos duos.
 
Tirez de ce récit une leçon, mes chères élèves ; sans l’habitude que je m’étais faite de varier tous les thèmes, de jouer, à force de travail, avec toutes les phrases musicales, j’eusse été certainement moins heureuse dans mes inspirations ; c’en était fait de moi ce jour-là, et ma réputation, déjà bien établie, échouait devant une malice, sous les yeux du public le plus bienveillant et le plus habitué à m’applaudir. Dans les points d’orgue que vous trouverez à la fin de ce recueil, et que j’ai tous empruntés à mon triple répertoire, il en est quelques-uns qui ne sauraient convenir à toutes les voix, à toutes les organisations, et dont le succès dépend autant, pour ainsi dire, de l’intelligence de l’exécutant que de la manière dont ils peuvent être exécutés : il faut, par exemple, être très bon musicien et posséder une grande sûreté d’intonation pour exécuter ceux qui modulent. Je ne vous les donne pas, d’ailleurs, pour que vous les exécutiez à tout prix, en dépit même de votre organisation et de votre nature. Ce sont des formules variées que je vous propose, pour que, plus tard, votre goût vous amène, dans la limite de vos moyens, à en trouver d’autres qui vous appartiennent en propre. Vous ne ferez ainsi que ce que vous serez certaines de faire bien et avec succès.
C’est surtout dans l’art du chant qu’il importe d’appliquer tout avec tact et mesure. Je vous signalerai comme nouvel exemple, à ce sujet, l’abus des vibrations, dont Mme Malibran, la grande cantatrice, si vivement regrettée, cette organisation d’élite qu’on ne remplacera peut-être jamais, savait cependant tirer de si grands effets. La vibration bien employée donne de l’accent et de l’expression à la phrase musicale ; mais, sitôt qu’elle est prodiguée ou forcée, non-seulement la monotonie en résulte, mais la voix la plus fraîche devient bientôt une voix fatiguée.
J’arrive enfin à la troisième période de ma ; carrière dramatique : celle de mon entrée et de mon séjour au théâtre de l’Opéra-Comique. Je trouvai là des travaux d’un genre tout à fait neuf pour moi ; une nouvelle direction à donner aux études de toute ma vie. Après avoir été, sur la scène italienne et sur celle du Grand Opéra français, l’interprète de Spontini, Meyerbeer, et notamment de Rossini, l’étoile italienne, j’étais appelée à populariser les œuvres si brillantes de notre célèbre compositeur Auber, l’étoile française. Je créai en quelques années plusieurs opéras généralement heureux, au premier rang desquels il faut placer l’Ambassadrice et le Domino noir. Je dus aussi à M. Halévy, qui avait déjà produit l’Éclair et la Juive, la partition non moins remarquable du Shérif. Le public fut à l’Opéra-Comique pour moi ce qu’il avait constamment été ailleurs, plein d’une bonté qui me soutint et me consola même de quelques contrariétés de théâtre auxquelles je n’aurais pas dû m’attendre. Là aussi, l’orchestre, composé d’artistes vraiment distingués, recevait chaque soir avec une bienveillance parfaite la confidence de mes nouvelles fioritures, dont les derniers échos furent pour la musique si fraîche et si spirituelle de la Rose de Péronne d’Adolphe Adam. Ma tâche d’artiste finit là.
 
Il y a quinze ans déjà, bien des années même avant ma retraite du théâtre, que j’ai commencé la pénible mais honorable carrière du professorat. Cette carrière, je veux la poursuivre et la terminer un jour dignement, après vous avoir inspiré l’amour de notre art.
Encore un mot, mes chères élèves. Aujourd’hui l’éloge est devenu plus facile et plus banal que jamais : ne vous laissez pas prendre à ses trompeuses amorces ; jugez-vous vous-mêmes sévèrement avant de croire à la bienveillance d’autrui. Il n’y a guère de débutante, si mince que soit aujourd’hui son mérite, dont le feuilleton et la réclame ne fassent trop souvent un talent colossal.
Songez que la plus grande difficulté pour une artiste n’est pas d’acquérir une certaine réputation, mais bien de la soutenir ; on n’arrive à ce résultat qu’en obtenant à tout prix, un nouveau progrès, au lendemain même d’un succès nouveau ; ne pas avancer dans les arts, c’est reculer. Souvenez-vous que les notes en musique ne sont pas tout dans l’art du chant. Sans doute, si à l’aptitude musicale, vous pouvez joindre une voix flexible et légère qui vous mette à même d’exécuter toutes les difficultés contenues dans ce volume, vous aurez un avantage qui rehaussera votre talent. Mais avant tout, il faut dire, parler en chantant : l’accent, l’expression, voilà ce qui doit vous préoccuper sans cesse, je vous l’ai déjà dit plus haut, et, vous le voyez, je ne crains pas de me répéter.
 
Travaillez donc, mes chères élèves ; travaillez pour votre réputation future, pour la fortune même que le talent peut vous donner un jour ; recherchez avant tout le suffrage des grands artistes. Cherubini, l’immortel auteur de tant de graves compositions, Rossini, le grand maëstro, avaient habituellement la bonté de s’exprimer sur mon compte en des termes qui, même dans la retraite, chatouillent encore délicieusement aujourd’hui mon amour propre d’artiste. Ces termes, je ne vous les redirai point, car je veux tâcher d’être modeste : Le peu de modestie ne gâte rien, et vaut bien une leçon de chant. Sous ce rapport je puis vous citer comme exemples Mlle Natt et Sophie Duflot, l’une comme cantatrice, l’autre comme professeur, toutes deux mes élèves, et qui, malgré leur talent, n’en sont pas moins restées des plus reconnaissantes. Ayez donc de l’émulation, mais point de rivalités, et donnez-moi bientôt la joie de vous applaudir.
 

L. CINTI-DAMOREAU
 

 

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