Les Amis de la Musique de Chambre, grâce à l’infatigable Pierre-Emile Barbier, ont fait découvrir aux mélomanes parisiens le Quatuor Talich en 1975, mais Jan Talich, le neveu du chef d’orchestre Václav Talich (1883-1961), avait fondé son quatuor en 1964. Passé au travers des vicissitudes de la répression du Printemps de Prague et des années de plomb de la dictature, cette formation de plein droit historique a su conserver sa sonorité si particulière sans renoncer à évoluer, style comme répertoire. C’est donc un Quatuor Talich sensiblement rénové qui célèbre cet été son cinquantenaire en parcourant la France, sa seconde patrie, pour une flamboyante tournée de concerts (Nancy, Colmar, Morienval, Chirens, Cannes, Guilestre, Labeaume, Prades, Pleguien). Echange avec Vladimir Bukač, hier second violon, qui tient aujourd’hui l’alto et fête ses vingt-et-un ans au sein du plus célébré des quatuors tchèques.
 

Le Quatuor Talich dans première configuration (de g à d : Petr Messiereur, Jan Kvapil, Evzen Rattay, Jan Talich) © DR – La Dolce Volta
 
Vladimir Bukač, vous avez été successivement violoniste puis altiste du Quatuor Talich. Comment avez-vous vu évoluer cette formation ?

Vladimir BUKAČ : Je suis comme un trait d’union entre les deux formations : j’ai commencé à jouer le second violon, à la suite de Jan Kvapil, dans la formation dont Petr Messiereur était le primarius. Et Jan Talich Senior qui avait été le fondateur et le premier violon du quatuor jouait alors l’alto. Le style si particulier du quatuor originel était encore très présent puisque son fondateur était toujours parmi nous. Nous étions alors à l’été 1993. Et en 2000 j’ai succédé à Jan Talich en prenant la partie d’alto. Evidemment le quatuor a évolué, ne serait-ce que parce que de nouveaux membres y sont entrés, et en particulier lorsque Jan Talich Junior en a repris le premier violon. Le « dernier » nouveau venu est notre second violoniste, Roman Patočka, qui nous a rejoints voici trois ans. Nous avons toujours eu conscience qu’il nous fallait préserver le style si particulier de la formation originelle ; tout d’abord parque nous aimons cette manière de jouer. Mais qu’il fallait aussi qu’elle évolue, ou plutôt que nous la laissions évoluer.

Justement, je suis étonné en entendant votre dernier disque, consacré aux Quatuors de Debussy et de Ravel, par un style très particulier qui tranche par son lyrisme, son jeu ample, avec celui des jeunes quatuors tchèques, dont le jeu sonne plus heurté, plus tranché. Je me faisais la réflexion que décidément les Talich, aujourd’hui comme hier, étaient bien plus proches d’une certaine tradition viennoise, d’un jeu entre guillemets un peu à l’ancienne ; sans remonter au Quatuor Barylli ou au Wiener Konzerthaus Quartet, disons que je vous trouve plus proche aujourd’hui encore des équilibres et du lyrisme du Quatuor Weller que de ceux des Quatuors Skampa ou Haas. Je fais fausse route ?

V. B. : J’entends ce que vous me dites. Je pense que cela tiens beaucoup à la partie essentielle, décisive, de notre répertoire. Evidemment les quatuors de Beethoven ou de Mozart sont au centre du travail de tous les quatuors. Mais pour nous le quatuor classique viennois est fondateur, et notre style s’est pour ainsi dire moulé sur ces œuvres, sur celles de Mozart en particulier. D’où une attention à un style très lyrique, avec une certaine recherche de la clarté polyphonique qui ne doit pourtant jamais nuire à la veine mélodique. Mais les nouveaux membres qui sont entrés dans la formation ont évidemment apporté leurs propres personnalités musicales, leurs sonorités spécifiques. Pourtant nous avons conservé ce que je ne peux caractériser autrement que par une certaine douceur du son. Si vous nous comparez à des quatuors américains, vous entendrez tout de suite la différence dans les attaques, le poids des archets, notre manière de jouer volontiers dans la profondeur du son mais sans l’écraser. Enfin nous faisons d’abord de la musique de chambre, notre jeu ne fait pas la part belle aux égotismes solistiques. Et puis j’ai un profond attachement à la période classique de la littérature du quatuor à cordes, j’ai fait mes études en Tchéquie mais aussi en Allemagne, Jan Talich et Petr Prause, notre violoncelliste, ont aussi étudié en dehors de la République Tchèque. Si nous conservons une certaine sonorité proche des grands quatuors historiques tchèques, ce n’est pas la seule source de notre art.
 

Le Quatuor Talich dans sa 2^ème configuration ( de g à dr. : Jan Talich Jr, Petr Maceček, Petr Prause, Vladimir Bukač ) © Guy Vivien
 
En 2012, vous avez enregistré les Quatuors de Debussy et de Ravel (1). Vous les aviez déjà à votre répertoire ? 

V. B. : Vous savez la musique, c’est comme une bouteille de grand vin : il faut la laisser se bonifier. Bien entendu nous avions ces deux œuvres majeures à notre répertoire. Nous les avons beaucoup jouées, puis, comme un grand cru, nous les avons laissées reposer, nous leur avons donné du temps, pour mieux les retrouver devant les micros du studio d’enregistrement. Evidemment un disque n’est jamais un état idéal ni d’ailleurs un acte définitif. Six mois plus tard cela aurait été probablement différent. Mais j’aime beaucoup cet enregistrement, probablement parce que ces deux œuvres me sont très chères, d’autant que les quatuors issus de l’impressionnisme français tiennent une place de cœur dans notre répertoire

Parlez-nous  de la place singulière de l’alto au sein du quatuor...

V. B. : J’ai eu bien de la chance de pouvoir jouer d’abord le second violon puis aujourd’hui l’alto dans le Quatuor Talich. Vous voyez les mêmes partitions sous deux angles différents, vous appréhendez mieux la complexité de cet univers, les enjeux multiples d’une même œuvre. Mais je préfère être l’altiste que le second violon : je suis à la fois plus libre et j’ai bien plus à dire. Songez que l’alto dans le quatuor a souvent la ligne mélodique, surtout chez Dvorak ou Brahms. Et le jeu de contrepoint avec le premier violon est particulièrement excitant. Je n’échangerais ma place pour rien au monde.

Vous venez d’enregistrer un nouveau disque Dvorak (2), est-ce le prélude à une intégrale de ses quatuors ?

V.B. : Qui sait ? Mais notre souhait était surtout d’enregistrer deux opus peu courus au disque dans l’ensemble du brillant corpus pour quatuor légué par Dvorak, les Opus 51 et 61.
 
Cet été vous parcourez la France en présentant un éventail de votre répertoire. Le 12 juillet à Colmar puis le 17 juillet à Morienval, lors du concert de clôture du Festival des Forêts, vous interprétez le Quintette à deux violoncelles de Schubert en compagnie d’Alexander Kniazev. Que représente cette œuvre pour vous ?

V. B. : Ce qu’elle représente pour tous les quatuors : un défi. C’est une partition qui a les dimensions d’une symphonie mais qu’il faut pourtant jouer comme de la musique de chambre. Justement le violoncelle supplémentaire ajoute à ce défi si particulier et nous avons déjà joué ce Quintette avec Alexander Kniazev. Nous sommes très heureux de l’y retrouver et de découvrir ce qu’il nous proposera.
 
Propos recueillis par Jean-Charles Hoffelé le 30 juin 2014

(1)La Dolce Volta / LDV 08
(2) La Dolce Volta / A paraître en janvier 2015, en amont du concert de « Prades au Champs-Elysées » du 5 février où les Talich auront pour partenaires Nobuko Imai, Michel Lethiec et Jean-Philippe Collard (œuvres de Mozart, Brahms et Dvorák)
 
 
Tournée d’été 2014 du Quatuor Talich

11 juillet / NANCY : Salle Poirel
 (Dvorak, Mendelssohn, Smetana) : http://www.nancyphonies.net
12 juillet / COLMAR : Chapelle Saint-Pierre
 (Mendelssohn, Schubert ; avec Alexander Kniazev) / www.festival-colmar.com
17 juillet / MORIENVAL : Festival des Forêts
 (Beethoven, Schubert ; avec Alexander Kniazev) / www.concertclassic.com/concert/concert-de-cloture-festival-des-forets
19 juillet / CHIRENS : Prieuré
 (Janáček, Arriaga, Chostakovitch, Dvorák op.54 /www.prieuredechirens.fr
26 juillet / CANNES : Nuits musicales du Suquet 
(Schubert, Schumann ; avec Dana Ciocarlie) / www.cannes-destination.fr/evenements-cannes/nuits-musicales-du-suquet
28 juillet / GUILESTRE : Musicales Guil Durance (Schulhoff, Haydn, Smetana) / www.musicales.guil.net/
31 juillet / LABEAUME : Labeaume en Musiques, Théâtre de verdure 
(Mendelssohn, Chostakovitch, Smetana) / www.labeaume-festival.org
Du 1er au 11 août / PRADES : Festival Pablo Casals / prades-festival-casals.com
13 août / PLEGUIEN : Les Musicales de Blanchardeau (Debussy – Mozart – Prokofiev) / www.tourismebretagne.com/a-faire/les-evenements/les-musicales-de-blanchardeau-festival-musical
 
Le Quatuor Talich et le disque
L’imposante discographie du Quatuor Talich, plébiscitée certes par la critique mais plus encore par les mélomanes,  était historiquement liée à Calliope, une courageuse maison d’édition indépendante dont le directeur, Jacques Le Calvé, s’était pris de passion pour cette formation tchèque qu’il enregistra abondamment au cours des années 1970-1990, liant l’histoire des Talich à celle du quatuor à cordes en France. Au début de l’année 2011, Jacques le Calvé décida d’arrêter son activité. On pouvait craindre que le legs du Quatuor Talich (à l’exemple de ceux de la pianiste Inger Södergren ou du baryton canadien Bruno Laplante, auteur d’une splendide anthologie de la mélodie française qu’on désespère de voir reparaître) disparût à jamais ; jusqu’au jour où La Dolce Volta décida de l’acquérir en totalité. Les intégrales des quatuors de Beethoven, Mozart et Mendelssohn, ainsi que l’intégrale des quintettes de Mozart ont été rééditées avec un soin tout particulier, en respectant la profondeur et l’équilibre des prises de son originales, mais en révélant une profondeur du spectre que les premières publications numériques occultaient. A l’occasion du cinquantième anniversaire, une luxueuse édition en dix CD propose un portrait complet du répertoire des Talich, et offre l’opportunité de retrouver certaines de leurs plus éloquentes gravures, comme leur troisième version des quatuors de Janáček. Mais l’aventure  continue, puisqu’après un album Debussy-Ravel, couplage classique mais interprétations aussi sensibles que novatrices, les Talich viennent d’enregistrer pour La Dolce Volta deux quatuors de Dvorák.
 
Photo de titre : Le Quatuor Talich dans sa configuration actuelle (de g. à dr. : Vladimir Bukač, Roman Patočka, Jan Talich Jr, Petr Prause) © Bernard Martinez