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Les 50 ans de titulariat de Jean Guillou à Saint-Eustache - Un romantique du XXe siècle - Compte-rendu

Affluence des grands soirs pour une occasion en définitive rarissime à Paris – tant que l'on ne disposera pas d'orgues en salle : un concert orgue et orchestre, en l'occurrence le solide Symphony Prague, dirigé par Johannes Skudlik qui, le 19 juin 2007 à Saint-Eustache, avait été le grand ordonnateur de la création française de l'Opus 69 de Jean Guillou : La Révolte des orgues, pour grand-orgue, huit orgues positifs et percussions. En ouverture de programme figurait la Symphonie n°6, « Pathétique », de Tchaïkovski. Si un orchestre symphonique dans une église n'a rien d'anodin sur le plan acoustique, force est de reconnaître que la nef de Saint-Eustache, à défaut de porter loin toute la puissance des timbres de l'orchestre, non surélevé (ce n'est pas sans raison que les orgues sont en tribune !), favorise néanmoins une projection claire, sans disparité ni déformation : on comprend que de Berlioz et Liszt jusqu'à Jean Guillou, l'église des Halles ait pu devenir un haut lieu de la musique avec orchestre (et chœurs). Tempos justes (plutôt vifs), articulation et mise en valeur de la moindre bribe de chant à l'opposé de tout pathos, Tchaïkovski rayonnait de franchise et de poésie, d'intensité et de décence – on imagine les dommages, décuplés par une voûte, pouvant résulter de cuivres tonitruants, comme c'est trop souvent le cas dans l'interprétation du maître russe. Rien de tel ici.

Au cœur de l'œuvre, le scherzo : première intervention de Jean Guillou – en très grande forme –, qui en offrit à l'orgue sa propre transcription. D'une virtuosité électrisante et presque éreintante (pour le public !), cette page ainsi restituée confère au mouvement central de la « Pathétique » un caractère diabolique résultant aussi bien de l'instrument et de l'instrumentiste uniques, l'un et l'autre sollicités à l'extrême, que de la densité de l'écriture redistribuée sur deux mains et deux pieds, également de ces registrations mordantes et gorgées d'harmoniques qu'affectionnent Jean Guillou. Un monde à part. Le Symphony Prague joua ensuite ce même Allegretto. Certes le même texte, mais à des années de lumière quant à l'impact et à l'effet produit : limpidité et légèreté, esprit pétillant sans rien de démoniaque, faisant jongler avec élégance les pupitres des vents, quand bien même un pessimisme indéniablement sous-jacent transparaissait sous ces habits de lumière réfractée et de transparence. Le reste de la Symphonie fut dans une même veine, sobre et imposant, puissant mais sans tapage. La ferveur romantique de Tchaïkovski nourrie de sa modernité orchestrale.

Pour Jean Guillou, la seule manière d'appréhender toute musique est de le faire depuis son propre temps – en renonçant à tout intermédiaire historique, tel l'instrument ancien. L'onde qui accompagne inévitablement la remontée du temps accuse dès lors une distorsion d'autant plus sensible que le temps de la musique restituée est lointain : le XVIIIe siècle s'en ressent grandement, et Bach plus que tout autre. Plus on redescend le temps et plus Jean Guillou – avis tout personnel – peut emporter l'adhésion, plus la distorsion s'atténue, jusqu'à ses propres œuvres : il est alors la sobriété et la droiture mêmes – plus aucune distorsion. Pour ce romantique épanoui en plein XXe siècle, Liszt a toujours été, à mi-chemin, un miroir passionnant, intensément et généreusement ressenti – bien que toujours restitué selon sa manière revendiquée, riche mais unique, réputée polyvalente mais immédiatement rattachable à l'esthétique générale de Jean Guillou interprète. Pour ce concert exceptionnel, le choix de Guillou s'était porté sur le poème symphonique de Liszt Orpheus – célèbre transcription de Guillou. Un étonnant moment de grâce, sous-tendu de mystère et de grandeur épique, Guillou ayant déployé, sans faillir jusqu'à la dernière note, un climat de poésie humainement habité. Magnifique.

La dernière partie du concert permit d'entendre une œuvre que sans doute peu de mélomanes connaissent : le Concerto n°2, « Héroïque », de Jean Guillou. Cet Opus 10 date de 1963 : l'année même de sa nomination à Saint-Eustache, célébrée en cette année jubilaire. Publiée chez Schott, l'œuvre fait appel à un orchestre haut en couleur, riche en timbres graves (contrebasson, clarinette basse…) et doté d'un luxuriant ensemble de percussions (quelques – mais sensibles – réminiscences de Messiaen, mais si !), notamment mélodiques (cloches-tubes, marimba, xylophone…). Le préjugé est tenace : les organistes écriraient de manière compacte, incapables de sortir de la dynamique banalement progressive des traditionnels trois claviers d'un « grand orgue » symphonique – reproche type fait à Franck et à bien d'autres. Guillou montre, et avec quel éclat, combien sa maîtrise de la palette orchestrale et de son maniement est libre et souveraine, l'orgue trouvant le plus souvent – à quelques moments de grande virtuosité soliste près – à véritablement s'intégrer, de manière inventive, à cette palette chatoyante. Si la rythmique n'échappe pas à un lointain écho stravinskien, influence notable et quasi inévitable de tout un siècle, et aujourd'hui encore, de grandes et somptueuses périodes de lyrisme témoignent d'un goût et d'un don du chant sobrement personnels qui auront surpris plus d'un auditeur, les fervents aussi bien que les viscéralement sceptiques. Guillou est un romantique moderne, maître dans l'art d'une mise en abyme ici haletante et intrinsèquement séduisante. Une succession de « trois mouvements enchaînés » fit naître un sentiment de remarquable concision – jusqu'à ce que le discours se prolonge, se survive presque, alternant de nouveau lyrisme et vivacité virtuose (autant pour l'orchestre que pour le soliste), jusqu'à sembler faire perdre de cette concision. Sans doute faudrait-il pouvoir réentendre l'œuvre à loisir pour en saisir tous les méandres et leur propre raison d'être. Sauf erreur, jamais ce Concerto n'avait jusqu'à présent été enregistré. Or ce concert du 7 avril l'a été, pour une parution que l'on espère proche et pas trop confidentielle, souvenir d'une soirée aussi singulière qu'à tous égards remarquable, bien que reflet naturellement très partiel d'un demi-siècle de présence musicale au cœur des Halles.

Michel Roubinet

Paris, église Saint-Eustache, 7 avril 2013

Sites Internet :

Jean Guillou
http://www.jean-guillou.org/index.html
http://www.orgue-saint-eustache.com/Guillou.htm

Argos – 24ème Festival de Saint-Eustache – Jubilé Jean Guillou
http://www.orgue-saint-eustache.com/Festival.htm

Jean Guillou : Concerto n°2, « Héroïque » / Éditions Schott
http://www.schott-france.com/shop/9/show,222279.html

Jean Guillou : La Révolte des orgues
http://www.jeanguillou-dvd.org/

Orchestre "Symphony Prague"
http://www.symphonyprague.com/index.php?lang=fr&web=bsop&id=1&page=1&sub=1

Johannes Skudlik
http://www.johannesskudlik.de

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Photo : DR
 

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