Journal

Leonardo García Alarcón dirige Eliogabalo de Cavalli à l’Opéra de Paris – « Il y a plus de différences entre Cavalli et Rameau qu’entre Cavalli et Puccini ! »

L’amour de Leonardo García Alarcón (photo) pour la musique de Francesco Cavalli (1602-1676), sa compréhension intime de son art ne sont plus à louer. Après une production remarquée d’Elena (mise en scène de Jean-Yves Ruf) au Festival d’Aix-en-Provence 2013 (1), le chef argentin a ébloui son auditoire cet été au Festival de Saintes (2) avec « Il teatro dei sensi », programme dans le droit fil de la somptueuse anthologie « Francesco Cavalli /Héroïnes du baroque vénitien » enregistrée en 2014 avec Mariana Flores, Anna Reinhold et la Cappella mediterranea (2). A partir du 16 septembre (du 14 si l’on tient compte l’avant-première jeune public) ; il retrouve son musicien fétiche à Garnier pour le spectacle d’ouverture de la saison de l’Opéra de Paris (3).
Coriolano (1669) et Massenzio (1673) ayant été perdus, L’Eliogabalo (1667), antépénultième opéra du Vénitien, fait figure de testament. Sa création française suscite un intérêt particulier, du fait bien entendu de la présence de l’artiste argentin et d’une distribution luxueuse - Franco Fagioli incarne le sulfureux empereur -, mais aussi parce que Thomas Jolly signe sa première mise en scène lyrique.

 Eliobagalo au Palais Garnier... Un vieux rêve se réalise pour L. G. Alarcón. « Diriger Cavalli à l’Opéra de Paris, confie-t-il, est une façon pour moi d’offrir une revanche historique au compositeur », par rapport à tout ce dont il a souffert en France entre 1660 et 1662 au moment de l’épisode éprouvant d’Ercole amante. Et ce avec « un ouvrage extraordinaire, inspiré par un personnage dont la force et l’intelligence l’aident à traiter la matière musicale. »

Un personnage étonnant, transgressif, subversif : un empereur qui décide s’habiller en femme, « c’est le premier travesti officiel de l’histoire », note L.G. Alarcón, un empereur qui aime Zotico, esclave aux attributs virils surdimensionnés, mais qui désire aussi Flavia, la fiancée d’Alessandro. Un empereur qui abolit le Sénat pour créer... un Sénat de femmes, et à côté duquel on découvre la puissante Lenia, sorte de « mamma qui conduit l’Empire et aide Eliobagalo dans tout ce qu’il manigance. »

Prévu pour le carnaval de 1668, Eliogabalo fut refusé au compositeur. La nature de l’argument ? L. G. Alarcón ne croit guère à cette explication, « d’autant que, rappelle-t-il, le sujet a été traité par G. A. Boretti dès 1668. A mon avis, il s’agit d’abord d’une affaire de style, de nouveaux chanteurs qui n’arrivaient pas à s’approprier le matériau musical – il leur fallait des airs. Le tournant esthétique s’est justement produit en 1660 au moment où Cavalli quitte Venise pour Paris où il passera deux ans. On ne l’aime pas à Paris et... il perd sa place à Venise. Mais dans Eliagabalo on voit qu’il est vraiment au sommet de son art. C’est une sorte de testament musical, qui montre jusqu’où il peut aller dans le mélodrame historique ».

En répétition © E. Bauer / Opéra national de Paris

Les goûts du public vénitien ont évolué et « Cavalli, montre une attitude très conservatrice, il ne veut pas aller vers l’air da capo, vers les grandes vocalises. Tout au contraire, il continue à explorer les ressources du recitar cantando. C’est un peu comme Bach à la fin de sa vie : à une époque où d’aucuns considèrent le contrepoint comme de l’histoire ancienne, le Cantor écrit L’Art de la fugue ! Cavalli puise dans les leitmotive qu’il invente pour ses personnages. La caractérisation est extraordinaire ; on est dans l’opéra moderne déjà : il y a plus de différences entre Cavalli et Rameau qu’entre Cavalli et Puccini ! On est dans l’action totale - dans ce que recherchait Monteverdi - : les paroles commandent la musique. »

La collaboration avec Thomas Jolly ? « J’ai vu Henry VI à Avignon et Richard III à Paris, précise le chef ; Thomas est un metteur en scène qui n’a pas peur de la longueur. Avoir un shakespearien pour traiter la musique vénitienne de cette époque c’est idéal. J’ai eu la même expérience avec Jean-Yves Ruf pour Elena à Aix-en-Provence. »

Thomas Jolly © Olivier Metzger / Modds

« Thomas se montre très à l’écoute d’une musique qui révèle beaucoup de choses que le livret seul ne permet pas d’imaginer. Cavalli nous montre l’action théâtrale ; pour un metteur en scène tel que Thomas, c’est un grand cadeau. Son but est de travailler sur l’implicite pour le déconstruire. Il va au-delà de la lecture et, en connaissant les codes, parvient à les subvertir. Comme il s’agit de sa première mise en scène lyrique, je me suis senti la responsabilité de lui tenir la main au départ (les répétitions on débuté à la mi-août, ndr), maintenant je le laisse prendre la mesure de ce qu’est un opéra ... »

A l’impatience de découvrir le résultat, s’ajoute celle d’entendre une distribution pour le moins alléchante. Lorsqu’on interroge L. G. Alarcón sur ce point, c’est à Flavia que l’artiste fait d’abord allusion car on affaire là au « premier rôle de soprano dramatique de l’histoire, d’une étendue surprenante et d’une grande virtuosité. Pour ce personnage nous avons la chance de pouvoir compter sur Nadine Sierra, Donna Anna de rêve par ailleurs, qui fait face aux exigences du rôle avec un grand naturel. Ce sera sans doute la première fois que l’on entendra Cavalli avec un soprano dramatique de cette taille. »

Du côté des trois principaux rôles masculins, Eliogabalo, Alessandro et Giuliano, L.G. Alarcón s’est attaché à l’individualisation des personnages. Franco Fagioli (Eliogabalo) lui a semblé idéal pour se confronter à « une écriture très « feu d’artifice », qui traduit toutes les variations, toutes les ruptures émotionnelles du personnage ». Giuliano, « requiert un contreténor plus noble, une approche plus esthétisante » et c’est Valer Barna-Sabadus – artiste que le chef connaît bien pour avoir collaboré avec lui lors de l’Elena aixoise – qui a été retenu. Alessandro aurait aussi pu être chanté par un contreténor, mais – la pratique était courante au XVIIe siècle – L. G. Alarcón a préféré « modifier la tessiture et confier au ténor Paul Groves le rôle d’un personnage héroïque, d’un représentant de l’Etat ».

Les autres emplois n’ont pas été moins soignés. A Mariana Flores – Mme Alarcón à la ville – revient le rôle « pétillant, direct » d’Atilia, tandis qu’Emiliano Gonzales Toro apporte à Lenia une « voix très légère, typiquement vénitienne, avec une grande rapidité d’élocution, qualité essentielle pour ce personnage. » Quant à Zotico, « il y faut une éblouissante voix de ténor. J’ai choisi Matthew Newlin, explique le chef, une voix capable de chanter des la et des si bémol mais sans être une haute-contre, ce qui serait trop léger. Matthew dispose d’une technique phénoménale et pourra assurer ses aigus avec une grande puissance et dans un italien parfait. » Et n’oublions pas Elin Rombo en Anicia, ni Scott Conner qui se partagera entre Nerbulone et Tiferne.
 

En répétiton © E. Bauer / Opéra national de Paris

Les partitions de Cavalli ne comportent qu’une ligne de basse et ouvrent donc un large champ de possibilités sur le plan instrumental. « A Venise, rappelle L.G. Alarcón, les opéras de Cavalli étaient représentés avec un effectif réduit (deux violons, un clavecin, un luth, un violone), du fait de la taille des théâtres et par souci de rentabilité. Mais on sait qu’Ercole amante a été donné à Paris avec une quarantaine de musiciens. Je tiens compte du lieu et de la nature du livret. Au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix, huit musiciens me suffisaient amplement dans Elena. A Garnier, il m’est nécessaire d’exacerber le geste musical. Nous aurons trente-deux musiciens et une très grande palette de timbres : les cordes (la famille des violons, celle des violes), flûtes, cornets, bassons, trois sacqueboutes pour les moments militaires – ils ne manquent pas ! Il faut aussi insister sur une basse continue très riche. »

Si Elena avait fait l’objet de coupes importantes – près d’une heure de musique -, Eliogabalo, plus concis, sera donné dans son intégralité, la seule liberté prise étant le changement de position de la scène V de l’Acte I, qui explique toute l’histoire du viol par lequel débute Eliogabalo ; elle ouvrira la première partie.

En attendant la première, chacun peut s’offrir une promenade sur le magnifique site www.internetculturale.it (2) où le manuscrit d’Eliogabalo (comme ceux de l’ensemble des opéras de Cavalli) est accessible gratuitement. « Un document très soigné, réalisé par un copiste de l’époque, qu’il est très intéressant de consulter, constate L.G. Alarcón, car la graphie, l’espace entre les notes fournissent des indications précieuses sur le déroulement du drame. » Inutile de préciser que le chef, comme l’ensemble de son équipe en ont fait leur miel ...

Alain Cochard
(Entretien avec Leonardo García Alarcón réalisé le 31 août 2016)
 

logo signature article

(1) Le DVD garde la mémoire de ce spectacle (2DVD Ricercar/ Festival d’Aix-en-Provence RIC 346)
(2) www.concertclassic.com/article/leonardo-garcia-alarcon-celebre-cavalli-au-festival-de-saintes-il-teatro-dei-sensi-compte
(3)F. Cavalli, « Héroines of the Venetian baroque » (2CD Ricercar RIC 359)
(4)Bastille suit dès le 17 sept., avec la reprise de la Tosca de Pierre Audi
(5) www.internetculturale.it/jmms/iccuviewer/iccu.jsp?id=oai%3A193.206.197.121%3A18%3AVE0049%3AARM0008757&mode=all&teca=marciana
 
Cavalli : Eliogabalo
Les 16, 19, 21, 25, 27, 29 septembre & 2, 5, 7, 11, 13 et 15 octobre 2016
Paris – Palais Garnier
www.concertclassic.com/concert/eliogabalo

Photo L. G. Alarcón © Jean-Baptiste Millot

Partager par emailImprimer

Derniers articles