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Le Ring à l’Opéra de Dijon - Casse-cou - Compte-rendu

Tout Ring wagnérien, où que ce soit, à Bayreuth, Berlin ou New York, demeure une entreprise périlleuse, une aventure démesurée, et un pari dangereux, mais ô combien excitant. A plus forte raison avec les moyens de Dijon, qui n’ont rien d’international. On ne peut donc qu’admirer le défi passionné de Laurent Joyeux, jeune intellectuel enragé de musique, aux allures de Harry Potter, et qui, en cinq ans, a tant fait pour réveiller la musique dans la ville depuis qu’il y dirige l’Opéra : tendant un fil sur les quatre épisodes du cycle wagnérien, il s’y est promené comme un équilibriste, et a troqué, pour réaliser son rêve vieux de nombreuses années, sa casquette de directeur pour celle de metteur en scène - on le sait, il en a coiffé beaucoup d’autres, et ne se prive pas de les arborer avec humour. Est-il tombé ? Souvent, car ce Ring, raboté pour tenir en deux journées au lieu de quatre, donne à souffrir autant qu’à aimer, tant les failles se mêlent aux incontestables beautés qui le font surnager.

Mais gardons le meilleur, et rendons à César - celui des compressions - ce qui lui revient. En premier lieu, hommage à la battue ardente, serrée, survoltée du chef Daniel Kawka, grand vainqueur de l’histoire : ce wagnérien éclairé, conscient des problèmes posés, a intelligemment cravaché ses musiciens pour ne pas laisser percer leurs faiblesses dans les moments étirés, car leur vibrato n’était guère de taille à affronter de telles mises à nu. Après des débuts difficiles dans l’Or du Rhin, ce rythme tempétueux a pu les porter, notamment dans La Walkyrie et Le Crépuscule des Dieux, où le torrent musical avait raison de détails annexes. Il importe cependant de souligner que contrairement à une Philharmonie habituée à jouer Wagner depuis des lustres, l’ensemble réuni avec l’aide de David Grimal et de Doriane Gable, violon solo de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, n’était que temporaire, et a donc fait ce qu’il a pu pour compenser son caractère éphémère. Sous le nom de Richard Wagner European Orchestra, venus de multiples formations, les musiciens, au prix d’un travail considérable, ont souvent fait illusion et même livré quelques vérités, avec une irrésistible ascension finale.

La palette de chanteurs a elle aussi réservé quelques excellentes surprises : on connaît mal en France Sabine Hogrefe, pourtant très présente sur les scènes mondiales, et notamment à Bayreuth. En Brünnhilde, elle porte l’ensemble sur ses épaules, d’une voix qui va s’affirmant plus elle avance, les aigus solides comme l’airain, et habitée par son rôle avec une intelligence de gestes qui fait oublier les pâleurs de la direction scénique. Face à elle, autre artisan suprême de la réussite musicale, le Wotan de Thomas Bauer : belle prestance, voix émouvante, claire autant que charnue. On n’oubliera pas non plus l’Erda troublante de Katja Starke, bien que dans la scène qui l’oppose à Wotan dans Siegfried, elle soit obligée de s’agiter comme dans une salle de sport, au lieu d’émerger lentement de son sommeil intemporel, qu’évoque si bien la musique. Pour le reste, retenons le gigantesque Fafner, au propre comme au figuré, de Christian Hübner, également chargé de Hunding et Hagen, et la fiévreuse Waltraute de Manuela Bress, bien plus à l’aise dans ce rôle que dans celui de Fricka. Oublions les aigus criards d’Andrew Zimmerman en Loge, l’à peu près de Nicholas Folwell en Alberich, et calmons notre déception à l’écoute des terribles stridences du très attendu Daniel Brenna, chargé il est vrai du double rôle de Siegmund et de Siegfried - en deux jours !

Dans l’ensemble de l’œuvre elle-même, donc, Laurent Joyeux et son équipe s’en sont expliqués, de nombreuses coupures ont été pratiquées, dont on admet peu ou prou le principe : pas de mort de Fasolt, pourtant si liée à la malédiction d’Alberich, pas d’air de Donner (du coup, comme il n’y a pas d’arc-en ciel, les dieux montent au Walhalla avec des parapluies). C’est dans Le Crépuscule des Dieux, tronqué à l’excès, que le remue-méninges se fait le plus féroce : pas de scène d’amour entre Brünnhilde et Siegfried au lever du rideau, coupure presque justifiable si Siegfried et le Crépuscule s’enchaînent comme ici, pas de serment sur l’épée, pas d’appel des trompes pour introduire la Walkyrie à la cour des Gibichung, pas de retour du corps de Siegfried dans le Palais. Moments pénibles pour le wagnérien, qui gênent évidemment moins le public novice, émerveillé des restes ! On objectera surtout que se passer des deux longues introductions de Brice Pauset, jouées en prélude à l’Or du Rhin et au Crépuscule – et au demeurant point désagréables - eût permis de garder quelques passages clefs, même s’ils ne le sont que musicalement. On s’interroge encore sur leur utilité !

Quant à ce qu’il donne à voir, Laurent Joyeux l’a conçu comme une passation de culture, tous les personnages étant cramponnés à la chose écrite, que ce soit sur les arbres de la forêt, au livre que la Walkyrie lit sagement sur son rocher en attendant le retour de l’homme, du cor que Siegfried s’esquisse avec une feuille au grand livre qu’un enfant aux pieds nus - poncif à la mode - apporte à la fin sur les notes culminantes, tandis que s’efface Brünnhilde, sans Rhin ni bûcher. Ce ne sont que bouts de papier, à la portée poétique semble-t-il. On apprécie cependant quelques beaux éléments de décors, notamment cette immense aile blanche échouée qui figure le rocher de Brünnhilde, à la fois habile et signifiante, et la façade de Bayreuth en fond de scène. Mais, pour intellectuelle et fine qu’elle soit, la vision n’a que peu d’impact dramatique, d’autant que le débraillé volontaire des costumes de Claudia Jenatsch, datés de l’époque de Wagner, et leur esthétique parfois naïve, frisent la cruauté, notamment pour les proportions généreuses de Sieglinde-Gutrune, Josefine Weber, laquelle méritait mieux. Dommage, car Wagner, tout penseur qu’il fut, est avant tout un homme de théâtre génial, autant qu’un musicien torride et charnel, dont heureusement les grandes vagues nous ont souvent emportés, au long de ce chemin rocailleux. On ne saurait oublier l’un des angles d’attaque de ce Ring plus laborieux que provoquant, et celui-là très louable, avec la mise au point faite par le biais d’une intelligente exposition consacrée au beau personnage de Friedelind Wagner, fille de Winifred et hostile au régime nazi au point de quitter l’Allemagne en 38 : ce regard se veut témoignage sur l’injustice de la nocivité imputée à Wagner par ceux qui refont l’histoire à leur aune. En conclusion, laissons la parole à Machiavel : «  Il faut estimer comme un bien le moindre mal ».

Jacqueline Thuilleux

Wagner : Der Ring des Nibelungen (abrégé) - Opéra de Dijon, Auditorium, les 5 et 6 oct., représentations jusqu’au 15 octobre 2013.

Photo : Gilles Abegg
 

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